2011-07-08

Reconfigurer le temps historique - Postone par Murthy

Ce texte de Viren Murthy discute de la "nouvelle" lecture de Marx proposée par Moishe Postone. Nous (re)publions la traduction, précédemment sur le défunt Jacquerie, de cette introduction à un recueil de textes suite à un séminaire sur la pensée du philosophe américain à l’Université de Tokyo, disponible en anglais à History and heteronomy

Grâce à l'excellent critique Palim-psao, vous pouvez télécharger une version en pdf.

Dans la première moitié du texte, Viren Murthy trace le chemin qu’entend se frayer Moishe Postone par la critique des lacunes et des impasses du marxisme orthodoxe - fétichisme par l'ontologisation anhistorique de la catégorie travail -, des ‘théories’ post-modernes – fétichisme hors du temps de divers concepts, rendant toute compréhension des spécificités historiques impossible - et de la théorie critique de l’école de Franckfort – traitement subjectif de l’aliénation qui aboutit à la paralysie dans une sorte de scepticisme de la dialectique négative-.

Dans la seconde partie, Viren Murthy entre dans le cœur de la lecture postonienne de Marx, axée sur la relation, spécifique à la forme de vie capitaliste, entre temps historique et temps abstrait. Il élucide cette conception de la dynamique d’aliénation au sein du processus d’exploitation, en la confrontant à Georg Lukacs et aux critiques de Peter Osbourne et Christopher Arthur. Cet éclaircissement de ce travail théorique aboutit à poser que le dépassement du mode de production capitaliste ne peut être que le mouvement réel d’abolition de ses catégories, l’abolition du travail salarié tout autant que la fin du capital.




Reconfigurer le temps historique
Interprétation de Marx par Moishe Postone

Introduction de History and Heteronomy: Critical Essays (UTCP Booklet 12, 2009)

par Viren Murthy



Depuis la chute des régimes socialistes d’Etat en 1989 et, peu après, l’orientation de la Chine vers le capitalisme de marché, le socialisme et le marxisme semblent faire résolument parties du passé. Ces sociétés qui paraissaient résister au capitalisme et incarner les espoirs d’une alternative ont toutes capitulé. Leur succès est à présent le plus souvent mesuré à la lumière de leur capacité à développer le capitalisme de marché. Par exemple, tandis que la Russie est critiquée pour sombrer dans des politiques quasi-mafieuses et la corruption, les universitaires, et même des chinois de gauche, ont félicité la Chine de réussir sa transition au capitalisme et de développer une forme alternative d’organisation de marché (1). Dans l'ensemble, les marxistes ont eu une période difficile pour saisir les transformations qui ont eu lieu de la fin des années 1960 jusqu’à présent. En particulier, ils ont été incapables de saisir en critique les sociétés du bloc socialiste et les sociétés capitalistes en tant qu'éléments d'une forme plus globale de domination. En effet, explicitement ou implicitement, les marxistes ont souvent pensé au bloc socialiste comme un type alternatif.

Après la chute du mur de Berlin, l'absence d'une alternative a poussé beaucoup d'anciens marxistes à abandonner le marxisme et à embrasser des théories comme le post-structuralisme ou le déconstructionnisme. De telles théories semblent présenter l'avantage d'abandonner les récits de totalisation et les grandioses projets d'émancipation humaine. Elles offrent la possibilité d’une critique de la totalisation, de la rationalisation et de la bureaucratisation (souvent compris en vertu de conditions génériques telles la « violence » ou le « pouvoir ») indépendamment qu’elles se soient produites dans les états en apparence socialistes ou imprègnent le capitalisme néo-libéral qui infiltre notre monde aujourd'hui. Bien que de telles théories aient une certaine valeur critique, elles sont généralement incapables de donner sens à la trajectoire historique du vingtième et du vingt-et-unième siècles, et, parce que les partisans du post-structuralisme habituellement ne pensent pas à la domination ou à la libération en termes de dynamiques et de structures globales, leurs idéaux et leurs critiques de la violence ne sont guère plus qu'une certaine forme de libéralisme.

L'opposition entre l'indétermination historique post-structuraliste et le focus étroit des marxistes traditionnels sur la domination économique a ainsi mené à une impasse. D'une part, nous avons des marxistes qui soulignent les relations de pouvoir concrètes, mais ne réussissent pas à saisir la dynamique globale de domination qui a infiltré à la fois les Etats socialistes doctrinaires et le capitalisme. Au mieux, le marxisme traditionnel se concentre sur les relations de classe dans les états du ‘socialisme réel’ pour développer une critique très restreinte. Dans cette perspective, la domination socialiste apparaît n'avoir aucun rapport avec le capitalisme. D'autre part, les post-structuralistes s’agitent de manière fructueuse en essayant de saisir les larges problèmes liés à la totalisation. Cependant, le point de vue critique du post-structuralisme (on pourrait ajouter ici d'autres post, tels que le post-colonialisme) à un coût important, à savoir l’incapacité de traiter la spécificité historique du capitalisme. Pour développer leurs arguments les post-structuralistes font souvent appel à un certain type de concept quasi-ontologique et souvent transhistorique, tel que la différence, l'autre réprimé, les spectres, … la liste est presque infinie. En conséquence, ils ne peuvent pas même poser la question de savoir si la totalisation et la rationalisation sont intégralement connectées à la modernité capitaliste. En suivant Martin Heidegger et Friedrich Nietzsche, nous trouvons souvent la poursuite post-structuraliste de problèmes de totalité et de métaphysiques chez Platon et Aristote et localisant la violence dans les catégories telles que la présence et la représentation. Avec de telles affirmations, il devient impossible d’examiner si la totalité et la rationalisation se sont constituées en relation à une dynamique historiquement spécifique, à savoir le capitalisme.

L’interprétation de Moishe Postone de la théorie mature de Marx du capitalisme est significative, précisément parce qu'elle fournit un chemin hors de cette impasse. Par une lecture stricte du Capital de Marx, Postone développe une théorie du capitalisme à un niveau d'abstraction suffisant pour analyser non seulement la logique derrière le socialisme d’Etat, l'Etat après la seconde guerre mondiale et les formations économiques dans les soi-disant démocraties Nord Atlantiques, mais de manière primordiale, son cadre nous permet de saisir la reproduction d'un certain noyau dynamique au cours des différentes phases du capitalisme, telle que la phase libérale, celle fordiste et notre phase contemporaine néo-libérale. En fait, dans la perspective de Postone, les régimes d’état socialistes et le mode capitaliste de l’Etat providence d'après-guerre appartiennent à la même période d'Etat centralisé du capitalisme, également connu sous le nom de période fordiste (des années 30 aux années 70). Cette réponse du capitalisme est devenue désuète au début des années 70, par l'apparition du mode néo-libéral, qui lui-même se trouve à présent dans une crise sérieuse.

Si Postone se limitait à fournir une théorie pour comprendre notre monde actuel, comme élément d'une plus grande dynamique du capitalisme, il aurait fait une grande contribution, mais cela serait resté très académique - un cadre avec lequel interpréter le monde, plutôt que pour le changer. Mais au coeur du travail de Postone se trouve précisément l’impératif de changer le monde et de fournir pour la première fois la possibilité de la liberté. Postone avance que la possibilité d'émancipation humaine est à la fois exclue et rendue possible par le capitalisme. Pour comprendre ce point, il est utile de situer son travail par rapport aux marxistes traditionnels et aux théories associant Georg Lukács et l'école de Francfort. Puisque le développement de la position de Postone s’est faite en grande partie contre le marxisme traditionnel et à partir de la critique de l'école de Francfort du marxisme traditionnel, je commencerais par une brève esquisse du marxisme traditionnel et de la position de l'école de Francfort. Puis, je présenterais certains aspects centraux du travail de Postone, me concentrant plus spécifiquement sur la façon dont il développe une théorie du temps historique et de l'émancipation humaine en engageant une discussion critique du travail de Georg Lukács. Puis, j'évaluerais brièvement les récentes critiques du travail de Postone par Peter Osborne et Christopher J. Arthur.

Le Marxisme traditionnel et la possibilité du Socialisme d’émerger du capitalisme.

A la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, les marxistes décrivaient généralement l’histoire en une séquence de stades comprenant l'esclavagisme, le féodalisme, le capitalisme, le socialisme et le communisme. Ils soutenaient que le socialisme émergerait des contradictions du capitalisme et plus spécifiquement du conflit entre ouvriers et capitalistes. Sous cet aspect, le capitalisme diffère des modes de production précédents parce que les liens politiques et les hiérarchies enserrant les personnes sont dissous. Par exemple, à l'Ouest, les positions du serf et du seigneur ont été renversées et avec l'apparition du capitalisme, les gens ont dû satisfaire leurs besoins par l'achat et la vente de marchandises en échange d'argent. La majorité des personnes dans le capitalisme n'ont rien à vendre excepté leur force de travail et elles la vendent aux capitalistes qui possèdent les moyens de production. Le capitaliste fait une plus-value en achetant le travail sur le marché puis en vendant les produits de ce travail pour un plus grand prix que ce qu'il a payé pour le travail. Il vise à augmenter ses bénéfices et cherche ainsi à extraire autant de travail que possible des ouvriers. Selon cette lecture basique du marxisme, éventuellement, des ouvriers ne tolèrent pas d’être exploités et quand ils se rendent compte qu'ils n'ont rien à perdre sauf les chaînes qui les contraignent à vendre leur travail, ils se révoltent et créent une nouvelle société, dans laquelle les moyens de production sont collectivement possédés par les ouvriers.

Dans cette perspective, la possibilité du Socialisme est contenue dans les contradictions du capitalisme. Il y a un certain nombre de raisons à ceci. Par exemple, c'est uniquement dans le capitalisme qu’émerge une classe à la fois libre de liens hiérarchiques mais systématiquement exploitée. D'ailleurs, afin d'augmenter la plus-value, les capitalistes développent considérablement technologie et science, mais ceci requiert un nouveau mode de production (ou de nouvelles relations de production), à savoir le Socialisme.

Cette vue du mouvement du socialisme pose en principe un sujet transhistorique, à savoir le travail, censé être la base de la productivité dans toutes sociétés, mais qui devient conscient de lui-même dans le capitalisme parce que les ouvriers sont libérés des liens hiérarchiques manifestes. En effet, de ce point de vue, l'évolution d'un mode de production à l'autre est en grande partie nécessaire en raison de la productivité croissante du travail. Ainsi dans la perspective du marxisme orthodoxe ou traditionnel, la transition du capitalisme au socialisme est fondamentalement identique à la transition entre tous les autres modes de production. Naturellement, la signification de la négation du capitalisme est supérieure par rapport aux variations précédentes dans le mode de production parce que l'abolition du capitalisme représente la réalisation du sujet historique, à savoir le travail, et cette réalisation est synonyme de l'émancipation humaine, but de l'histoire.

Réponses de l'école de Francfort et de la lecture de Marx par Postone.

Le marxiste hongrois, Georg Lukács, dans ses premiers travaux, et spécialement les membres de l'école de Francfort, tels Théodore Adorno et Max Horkheimer, ont fait une contribution innovatrice à la théorie marxiste en déliant le capitalisme du cadre étroit de l’analyse de classe et en élargissant leur analyse pour inclure ce que Max Weber appelait la rationalisation. Par conséquent, le marxisme peut maintenant expliquer l'énorme bureaucratie qui a émergé après la Grande Dépression partout dans le monde. Leurs théories différaient de beaucoup de marxistes à leur époque, qui soutenaient les bureaucraties des pays socialistes en clamant que de tels régimes s’opposaient au capitalisme et représentaient la classe ouvrière.

Dans la vision d'Adorno et d’Horkheimer, les bureaucraties qui enveloppaient le monde étaient réellement les expressions d'une logique, celle de la forme marchandise du capitalisme. En d'autres termes, en suivant Lukács, ils arguent du fait qu’à la fois la légalité moderne et la valeur d'échange, une face de la forme marchandise, impliquent le même type d'indifférence à la particularité. Du point de vue de la valeur d'échange, tout produit peut être échangé pour un autre, puisqu'ils représentent tous des quantités de valeur ; ainsi l'usage spécifique et la particularité des produits sont niées. De même, dans un système légal moderne, les lois fonctionnent indépendamment de la particularité individuelle. Ils affirmaient lors de l'apparition des grandes bureaucraties que cette indifférence à la particularité devenait de plus en plus totalisante. Cependant, ceci les laissa avec un problème, à savoir qu’ils ne pouvaient pas expliquer comment une société post-capitaliste était possible. Puisque Adorno et Horkheimer avaient renoncé au travail comme sujet transhistorique, ils restaient avec peu ou seulement de vagues points de vue sur la manière de résister à la rationalisation totalisante du capitalisme, à l’instar des idées d'Adorno au sujet de la négativité radicale. Les recherches de l’école de Francfort, comme celles des post-structuralistes peuvent être utiles, mais seulement une fois qu’elles sont reliées à la dynamique contradictoire du capitalisme lui-même. Dans l’approche de Postone, une partie clef de cette analyse implique un retour au rôle du travail dans le capitalisme.

Postone revient à l'oeuvre de Marx pour formuler une théorie capable de suivre Adorno et Horkheimer en fondant le rapport moderne de rationalisation dans le capitalisme, mais il fait écho à Lukács en donnant au travail un rôle central dans son analyse. En d'autres termes, par sa lecture de Marx, Postone montre la manière dont la nature abstraite de la modernité est enracinée dans un nouveau type de médiation par le travail. La toute première ligne du Capital de Marx nous indique que la richesse dans les sociétés capitalistes apparaît comme une immense accumulation de marchandises. Tout dans notre vie, tels les vêtements que nous portons, la nourriture que nous mangeons et les maisons où nous vivons, sont achetés ou loués en tant que marchandises. Ces marchandises sont des produits du travail d'autres personnes que nous devons acheter avec de l’argent que nous gagnons par notre propre travail. C'est un sens dans lequel la vie dans la société capitaliste est médiatisée par le travail.

Tandis que les marxistes orthodoxes conçoivent le travail trans-historiquement, Postone souligne que le travail dans le capitalisme est historiquement spécifique et que le travail lui-même, plutôt que d’être le point de vue de la critique, doit devenir objet de critique. En d'autres termes, chez Postone, le travail ne remplit pas du tout cette fonction universelle de médiation. Dans la société pré-capitaliste, les liens hiérarchiques étaient souvent plus importants que le travail direct. D'ailleurs, sans nier que les capitalistes et les ouvriers se retrouvent dans un certain nombre de luttes significatives pour des conflits d’intérêt, la logique du capital et la forme marchandise fonctionnent à un niveau plus profond et fournissent les conditions de possibilité de ces luttes. Pour le poser simplement, quand le prolétariat lutte pour de meilleurs salaires ou des horaires de travail plus courts ou même pour de plus grands avantages, ils luttent au sein de l’arène de la production généralisée de marchandises et contre des capitalistes qui visent à augmenter leurs bénéfices. Les limites de telles luttes sont déterminées par la forme valeur et ne sont pas en elles-mêmes un dépassement du capitalisme. Par ailleurs, Postone montre qu’en affirmant son identité de travailleur, le prolétariat réaffirme réellement le caractère fondamental du capitalisme, à savoir la médiation par le travail et la création d'une classe de travailleurs. Nous reviendrons sur ce point vers la fin de cet essai, mais maintenant nous devons noter que, selon Postone, ce qui rend le capitalisme unique n'est pas la formation d'une classe capitaliste, mais l’apparition d'un prolétariat et d'une société médiatisée par le travail. Ainsi la position de Postone nous laisse avec une torsion intéressante de l'expression célèbre de Marx dans le Manifeste communiste, à savoir « l'histoire de toute la société a été jusqu'ici l'histoire de la lutte de classe. » . Selon Postone, le Marx du Capital ne partageait plus une vue si transhistorique des classes. Dans la perspective du Marx mature, la lutte des classes devient une partie centrale de l’histoire seulement au sein du capitalisme. En d'autres termes, les modes de vie pré-capitalistes ne se caractérisent pas par une dynamique totalisante et la classe a une fonction différente dans ceux-ci. Ainsi le terme ‘l’histoire' lui-même doit être compris différemment en analysant la société capitaliste.

La Temporalité de la plus-value relative et la possibilité de l'émancipation humaine.

Les remarques de Postone au sujet du prolétariat ne le mènent pas au pessimisme au sujet des perspectives de créer une société post-capitaliste. Il ne fonde pas simplement la possibilité de société post-capitaliste dans un mouvement prolétaire ; il localise le potentiel de transformation historique dans les contradictions du capitalisme liées à la production de la plus-value relative. Les lecteurs de Marx sont familiarisés avec l’idée de la plus-value et la célèbre formule AMA', où A se réfère à l'argent avec lequel le capitaliste achète la force de travail marchandisée et A' se réfère à l'argent que le capitaliste obtient après la vente des marchandises produit par le travail. Le capitaliste cherche à maximiser la différence entre la valeur de A et de A', c’est-à-dire la plus-value, et il mentionne deux manières de faire ceci. Une voie est de créer de « la plus-value absolue », ce qui implique d'augmenter la durée du jour de travail, mais ceci fonctionne dans certaines limites naturelles. Par conséquent, la manière plus saillante de créer la plus-value est à travers l'augmentation de la vitesse à laquelle les travailleurs produisent. Les capitalistes font ceci en mettant en application de nouveaux modes d'organisation et en développant l'utilisation des machines et de la technologie, en bref, la création de la plus-value relative.

La création de la plus-value relative implique une dialectique entre deux sortes de temps, le temps abstrait et le « temps historique ». Dans la société capitaliste, les travailleurs salariés sont payés à l'heure et pour autant que chaque heure est de 60 minutes, nous nous occupons ici de temps abstrait, ou dans les termes de Postone, le temps comme variable indépendante. Postone distingue cette idée du temps comme « variable indépendante », ou temps abstrait, du temps concret, ou temps comme « variable dépendante ». Pour la plupart, le temps comme variable dépendante se rapporte au temps dans les sociétés pré-modernes, où le temps était fonction des changements concrets, tels que les changements de saisons ou le mouvement du soleil.

Cependant, Postone affirme que le capitalisme lui-même a un type particulier de temps concret, qu’il appelle temps historique. Voici comment Postone décrit ce mouvement dans son livre inaugural, « Temps, travail et domination sociale : Une réinterprétation de la théorie critique de Marx » :
Le mouvement résultant de la détermination substantive du temps abstrait ne peut pas être exprimé en termes temporels abstraits ; il exige une autre armature de référence. Cette armature peut être conçue comme un mode de temps concret. Auparavant, j'ai défini le temps concret comme n'importe quelle sorte de temps comme variable dépendante - une fonction des événements et des actions. Nous avons vu que l'interaction des deux dimensions du travail déterminé comme marchandise est telle que les gains de productivité au niveau social général pousse l'unité temporelle abstraite « en avant dans le temps ». La productivité, selon Marx, se fonde sur le caractère social de la dimension de la valeur d’usage du travail. Par conséquent, ce mouvement du temps est une fonction de la dimension de la valeur d’usage du travail telle qu’elle interagit avec l'armature de la valeur, et peut être compris comme un type de temps concret. En enquêtant sur l'interaction du travail concret et abstrait, qui se trouve au coeur de l'analyse de Marx du capital, nous avons découvert que le dispositif du capitalisme est un mode de temps (concret) qui exprime le mouvement du temps (abstrait). [Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale : Une réinterprétation critique de Marx.]


Le temps concret en tant que temps historique se rapporte au phénomène suivant : en raison du développement de la technologie, une seule heure peut devenir plus dense – le volume qu'on peut et doit produire en un heure augmente. Ces avancées technologiques sont liées à la production de la plus-value relative et de telles augmentations reflètent l’aspect de la valeur d’usage du travail, c’est-à-dire la manière dans laquelle le travail produit de la richesse. Postone se rapporte spécifiquement au passage suivant chez Marx, qui est intéressant de citer complètement parce qu'il aide à expliquer un point crucial, à savoir la distinction entre la valeur et la richesse.

Une quantité plus considérable de valeurs d'usage forme évidemment une plus grande richesse matérielle ; avec deux habits on peut habiller deux hommes, avec un habit on n'en peut habiller qu'un, seul, et ainsi de suite. Cependant, à une masse croissante de la richesse matérielle peut correspondre un décroissement simultané de sa valeur. Ce mouvement contradictoire provient du double caractère du travail. L'efficacité, dans un temps donné, d'un travail utile dépend de sa force productive. Le travail utile devient donc une source plus ou moins abondante de produits en raison directe de l'accroissement ou de la diminution de sa force productive. Par contre, une variation de cette dernière force n'atteint jamais directement le travail représenté dans la valeur. Comme la force productive appartient au travail concret et utile, elle ne saurait plus toucher le travail dès qu'on fait abstraction de sa forme utile. Quelles que soient les variations de sa force productive, le même travail, fonctionnant durant le même temps, se fixe toujours dans la même valeur. Mais il fournit dans un temps déterminé plus de valeurs d'usage, si sa force productive augmente, moins, si elle diminue. Tout changement dans la force productive, qui augmente la fécondité du travail et par conséquent la masse des valeurs d'usage livrées par lui, diminue la valeur de cette masse ainsi augmentée, s'il raccourcit le temps total de travail nécessaire à sa production, et il en est de même inversement.[Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Section 1, chapitre 1, §2 - Traduction Joseph Roy, 1875]


Quand les améliorations technologiques sont sporadiques et limitées à une entreprise ou même quelques entreprises, la moyenne n'est pas affectée à un degré significatif et les entreprises avec la technologie de pointe peuvent profiter ainsi de leur capacité de produire plus rapidement et augmenter leur plus-value. Elles peuvent exploiter plus de force de travail dans une heure donnée que leurs concurrents. Cependant, pour Marx, la tendance de la société capitaliste est la diminution du temps de travail moyen nécessaire pour produire un produit donné parce que les autres entreprises devront augmenter leur taux de productivité pour rester dans les affaires et concurrencer les capitalistes qui ont de plus grandes possibilités technologiques. Dans ce cas-ci, la valeur des produits individuels diminue, suite à la diminution du temps de travail nécessaire moyen requis pour les produire. En conséquence, toute la valeur produite tend à rester constante, puisque est exigé de produire plus pour chaque heure individuelle. Avec l’augmentation de la vitesse moyenne de production, par conséquent, les sociétés doivent produire plus juste pour exister et produire le même montant de valeur, Postone appelle ceci la « l'effet tapis roulant» ou « le tapis roulant dynamique. »

Le temps historique se rapporte à l'augmentation constante de la productivité créée par les machines et la technologie améliorées. Bien que le montant total de la valeur produite tend à rester constant, la quantité de richesse ou la production de valeurs d’usage augmente. Au début, on pourrait se demander pourquoi la croissance technologique s'appelle « temps historique », mais nous devons garder en tête que pour Postone, les vastes changements historiques du capitalisme libéral, du fordisme puis du mode néo-libéral sont conduits par cette dialectique entre les augmentations de la productivité et la reconstitution des normes de l'heure de travail. Typiquement, lorsque la productivité et la vitesse de production augmentent, cela est cause de crise liée à, entre autres, la surproduction et l'incapacité de réaliser la valeur sur le marché. Pour les traiter, de tels états de crise lancent souvent de nouvelles formes d'organisation politique.

De telles crises sont souvent liées à la différence entre temps abstrait et temps historique, qui reflète alternativement l'espace entre la valeur, qui est mesuré en termes de temps de travail moyen nécessaire, et richesse, qui se rapporte aux produits concrets ou aux valeurs d’usage produits (et qui doit être acheté/consommé pour reproduire le cycle AMA'). Marx a exprimé la distinction entre la richesse et la valeur, dans la citation ci-dessus, en distinguant la face de la valeur d’usage du travail et la production de valeur. Il est important de noter qu'un gain de productivité augmente la richesse matérielle (stoffliche Reichtum) mais diminue la valeur parce que moins de temps de travail est dépensé. Dans la vue de Postone, cette dialectique entre la richesse et la valeur ou le temps historique et abstrait incarne une contradiction, qui indique finalement la voie d’un nouveau futur. Autrement dit, lorsque la technologie s'améliore, le travail salarié devient désuet, mais en même temps, le mode de production capitaliste est organisé autour de l'exploitation du travail salarié ; la valeur est mesurée en termes de temps de travail. En raison de cette dynamique basée sur l'exploitation, l’accroissement de la productivité par la technologie ne bénéficie pas à l'ouvrier ou aux personnes dans leur ensemble, mais mènent souvent à la crise économique et au chômage. Dans la société capitaliste, le progrès technologique rend le travail salarié moins nécessaire, le résultat normal en est le chômage. Cependant, de tels développements technologiques rendent également le capitalisme – une société organisée autour du travail orienté vers l’industrie, des capitalistes et de la plus-value - désuet et ceci rend possible au peuple de délier les progrès technologiques de la logique de la plus-value et d’organiser démocratiquement la puissance productive au profit de l'humanité, plutôt qu’au profit de la création de plus-value. En ce cas, l'histoire cesse d’être « un tapis roulant dynamique d’aliénation » qui contrôle les vies des personnes ; dans la société post-capitaliste, pour la première fois, faire collectivement l'histoire.

Cependant, la réalisation de cette possibilité n'est pas une conséquence naturelle de la société du capital ; c'est un projet politique qui doit nier le lien entre temps historique et temps abstrait qui est propre au capitalisme. Nous reviendrons sur ce problème en traitant la critique de Lukács par Postone dans la section finale de cet essai. Mais d'abord, je me tourne vers une critique récente de l'idée de temps historique de Postone, puisqu’à travers la réponse à cette critique, nous pouvons comprendre plus complètement les buts et les paramètres du projet de Postone.

Critique de Postone par Peter Osborne.

Récemment, Peter Osborne a critiqué le concept de temps historique de Postone, de la façon suivante :
Postone est équivoque (au pire, simplement contradictoire) au sujet du temps historique. D'une part, il le traite occasionnellement de synonyme avec le temps concret, comme le temps des événements ; d'autre part, il le considére comme le résultat du rapport dynamique entre le temps abstrait (comme temps universalisant du capital) et le temps concret. Dans aucun cas, il ne le situe dans le cadre de l'ontologie complexe de l'humain ; ou ne le théorise par rapport au concept du temps lui-même.(2)

La critique d'Osborne devient claire une fois que nous revenons au passage suscité du livre de Postone : « Nous avons découvert qu'un dispositif du capitalisme est un mode dont le temps (concret) exprime le mouvement du temps (abstrait). » Osborne se rapporte à une ambiguïté du texte de Postone entre deux types de temps concrets, à savoir temps concret dans les sociétés pré-capitalistes, où le temps est une fonction des changements concrets, et le temps concret en tant que temps historique dans la société capitaliste. En bref, il affirme que Postone a deux définitions de temps historique dans le capitalisme : à la fois temps concret comme temps des événements et comme résultat d'un rapport dynamique entre temps abstrait et concret.

Dans la dernière phrase du passage cité ci-dessus, Osborne suggère que Postone n'a pas situé le temps concret ou historique dans l’ontologie de l'humain ou du concept de temps lui-même. Cette remarque montre qu'Osborne a mal compris le projet de Postone, et par conséquent il est utile de commencer par répondre à cette dernière demande, avant de travailler de nouveau sur les complexités sémantiques dans les formulations de Postone. Le projet de Postone évite explicitement des idées telles que « l'ontologie de l'humain » ou « le concept de temps lui-même », puisque son but principal est d’historiciser la production d'ontologie et du concept de temps. Il ne veut pas nier qu'il y a des éléments qui paraissent, à présent, universels à la condition humaine, mais ces éléments ne sont pas le point de vue d'une critique du capitalisme. D'ailleurs, Postone mettrait cette apparence et le type de continuité qu'elle présuppose dans les concepts du temps produits par le capitalisme.(3)

Le temps historique et le temps abstrait sont spécifiques à la dynamique du capitalisme, plutôt qu’éléments d'une ontologie transhistorique de l'humain. Pour Postone, il n'y a aucune dynamique historique de totalisation avant le capitalisme et par conséquent, on ne peut pas parler de temps historique à ce propos. D'ailleurs, alors que l'on pourrait arguer du fait qu'il y avait des exemples sporadiques de temps abstrait, tels le temps de la physique d'Aristote, un tel concept de temps ne s’est pas généralisé et ne s'est pas développé en un système de domination sociale avant l'avènement du capitalisme. Ainsi, dans l’optique de Postone, il est non seulement incorrect de se rapporter à un concept universel de temps pour la totalité de l'humanité, mais il est aussi probablement fallacieux de supposer que les sociétés pré-capitalistes ont eu un concept de temps gouvernant leurs divers modes de vie.

Par conséquent, pour comprendre les ambiguïtés associées à l'utilisation du terme de temps concret par Postone, il est utile de se concentrer sur le processus auquel il se réfère. Ce qui distingue le temps historique est précisément qu’il est lié à une augmentation de la productivité que les capitalistes provoquent par la production de plus-value relative. Le temps historique, ou le temps de la plus-value relative, est concret au sens qu'il ne peut pas être saisi par de pures déterminations abstraites telles que l'heure ; il se rapporte plutôt à la manière dont l'heure elle-même devient plus dense avec les avancées technologiques et de la productivité générale. Cependant, ce type de concrétude est unique puisque le mouvement de l'heure dépend de la médiation par le temps abstrait. Sans temps abstrait, il n’y aurait aucune association du tapis roulant dynamique aux contraintes liées au niveau du temps de travail moyen nécessaire. Cette norme abstraite contraint les entreprises soit à quitter les affaires soit à augmenter la productivité.

Ainsi, quand nous lisons l'expression de Postone, le mouvement du temps « peut être compris en tant qu'une sorte de temps concret », il est important de souligner ce qui est la « sorte » de temps concret ici. En bref, les types de temps concret dans le capitalisme et dans des sociétés pré-capitalistes sont qualitativement différents. Tout d'abord, dans les sociétés précapitalistes, le temps concret ne se rapporte pas à une totalisation dynamique, ni ne se rapporte à une tentative réfléchie de saisir une telle société. En effet, quand nous employons le terme « temps concret » pour décrire les pratiques liées aux sociétés pré-capitalistes, nous le faisons d’un point de vue extérieur à ces sociétés afin d'accentuer la spécificité historique du capitalisme. Dans les sociétés pré-capitalistes, le temps concret a souvent été lié aux divers systèmes symboliques, lesquels livrent la signification des événements et actions, telles que les changements saisonniers. Le temps historique dans le capitalisme, d'une part, est concret une fois comparé au temps abstrait, mais cette concrétude n'est pas vraiment une fonction des événements. En revanche, la concrétude du temps historique dans le capitalisme se trouve dans un processus d'augmentation de la productivité, et ce type de temps est aveugle et n’est pas lié de façon innée à un monde symbolique. D'ailleurs, contrairement au temps abstrait avec lequel nous interagissons au quotidien et utilisons pour placer nos rendez-vous, le temps historique est une dynamique qui forme nos vies sans que nous le notions comme tel.

Le temps historique dans le capitalisme est toujours déjà médiatisé par le temps abstrait, puisque dans le capitalisme, la richesse est médiatisée par la valeur. Postone discute du temps historique comme la face qualitative du temps parce qu'il représente la production des valeurs d’usage. Cependant, le temps historique nous apparaît en termes quantitatifs, comme augmentation de la quantité de valeurs d’usage ou comme augmentation de la vitesse de production. Cet écart nous renvoie à la possibilité de l'émancipation humaine. Postone note cette dialectique ne doit pas nécessairement toujours régir nos vies. Il affirme qu'on peut produire de la richesse sans la médiation de la valeur.

La dynamique dialectique [entre temps abstrait et historique],cependant, donne naissance à la possibilité historique que la production basée sur le temps historique peut être constituée séparément de la production basée sur le temps abstrait actuel – et que l'interaction aliénée du passé et du présent, caractéristique du capitalisme, peut être dépassée . [M. Postone, Temps, travail et domination sociale]

Comme dans le cas de son examen du temps concret dans le passage suscité, dans ce passage, on doit faire attention à éviter d'être dérouté par les ambiguïtés sémantiques liées au terme « temps historique ». Chez Postone, il n'y a pas de temps historique avant le capitalisme et, en son sein, le temps historique est précisément médiatisé par le temps abstrait. Dans ce cas, qu’est ce que serait une production basée sur le temps historique séparé de la production basée sur le temps abstrait ? En effet, si le temps historique est séparé de la contrainte liée au temps abstrait, il cesserait d'être temps historique tel que nous le connaissons. L'histoire ne serait plus un emballement dynamique de la production de plus-value ; elle deviendrait production pour l'usage médiatisé par le peuple contrôlant collectivement la production. En ce cas, l'histoire cesse d'être une totalisation et une dynamique d’aliénation qui commande les personnes ; dans la société post-capitaliste le peuple crée l'histoire ensemble.

D'ailleurs, la possibilité que les gens modifient collectivement le temps historique et le portent sous leur contrôle émerge à travers la dynamique d’aliénation du capital, en introduisant pour la première fois une médiation qui lie les personnes à travers le monde. Reconfigurer le temps historique implique un type de re-médiatisation des relations sociales à travers des alliances démocratiques plutôt que par une interdépendance aveugle dans le dos des producteurs. Il y a un certain nombre de conditions qui doivent se rencontrer avant que le peuple ne puisse modifier l'histoire. Par exemple, les gens devraient créer de nouvelles formes d'identité qui facilitent la coopération au-delà des Etats nations, qui ont conditionné l'histoire ces derniers siècles. Dans une certaine mesure, les bases pour de telles nouvelles formes d'identité sont déjà étendues parce que le capital est déjà une dynamique transnationale, qui agit comme le sujet de l'histoire. Mais ici encore, pour que les personnes nient le capitalisme, ils doivent prendre ce qui leur est donné sous la forme aliénée et le porter sous leur contrôle conscient. Ceci implique bien sûr d'établir de nouvelles institutions pour faciliter le type de coordination requis afin de stimuler et développer le contrôle collectif à grande échelle. Ce sont des thèmes qui dépassent la portée de cette introduction, mais je reviens maintenant à un thème principal de la lecture de Marx par Postone, à savoir le rôle de la classe ouvrière niant le capitalisme comme sujet de l'histoire.


Comment nie t-on le capitalisme ? :
La critique de Lukács par Postone et le rôle de la classe ouvrière.


La théorie de Postone du capitalisme nous montre la façon dont les contradictions du capitalisme produisent la possibilité d’un type différent de société, pas médiatisée par le travail ni le tapis roulant dynamique. Cependant, il n’est pas clair quel type de pratique politique est nécessaire pour réaliser une telle société. Postone passe beaucoup de temps à se distinguer des marxistes traditionnels, qui confirment la classe ouvrière comme sujet révolutionnaire de l'histoire. Son but principal est de saisir le rôle de la classe ouvrière par rapport à la nature de l'histoire dans le capitalisme. Dans un essai récent sur Georg Lukács, il se concentre spécifiquement sur le problème de l'histoire et du temps par rapport à l'émancipation humaine. Il exprime ses critiques en citant le passage suivant de Lukács, dans Histoire et conscience de classe :
Cette image d'une réalité gelée qui néanmoins est rattrapée dans le mouvement fantomatique ininterrompu devient immédiatement significative quand la réalité est dissoute dans le processus dont l'homme est la force agissante. Ceci peut être vu seulement du point de vue du prolétariat parce que la signification de ces tendances est l'abolition du capitalisme et ainsi lorsque la bourgeoisie devient consciente d’eux, ce sera équivalent au suicide. [Lukács, Histoire et conscience de classe]

Postone contraste la position de Lukács de celle de Marx de la façon suivante.
La forme de médiation constitutive du capitalisme, dans l’analyse de Marx, provoque une nouvelle forme de domination sociale - qui soumet le peuple à des impératifs et contraintes structurelles impersonnelles et de plus en plus rationalisés. C'est la domination des personnes par le temps. Cette domination temporelle est réelle, pas fantomatique . [Moishe Postone, “The Subject and Social Theory: Marx and Lukács on Hegel,” dans History and Heteronomy (recueil dont ce texte est l’introduction)]

Les problèmes à interpréter le passage ci-dessus de Lukács et de la critique de Postone de celui-ci, sont compliqués par des choix malheureux dans la traduction anglaise de Lukács. Le passage ci-dessus de Lukács serait mieux traduit probablement par
Cette image de mouvement continu et de calme spectral devient significative quand ce calme est dissous dans un processus dont l'homme est la force agissante.(4)

En nous basant sur cette traduction, Lukács veut critiquer à la fois les dimensions mobiles et gelées du capitalisme d'un point de vue duquel l'homme est la force moteur. Mais comment devons-nous comprendre la question de savoir si cette domination temporelle est réelle ou spectrale ? Un regard plus attentif sur le passage montre que Lukács serait probablement d’accord avec Postone pour dire que la domination temporelle dans le capitalisme est à la fois réelle et spectrale.

En traduisant « gespenstischen » par fantomatique, le traducteur enfouit la manière dont Lukács s’appuie sur un passage précis du Capital de Marx. Lukács commence la première section de son essai, « Réification et la conscience du prolétariat » par les remarques suivantes.
L'essence de la structure marchandise a souvent été pointée. Sa base est qu'une relation entre personnes prend le caractère d'une chose et acquiert ainsi « une objectivité spectrale » (gegenständlichkeit de gespenstige). (5)

Ici l'objectivité spectrale du terme se rapporte à un passage du Capital de Marx, qui note qu’une fois que nous négligeons la valeur d’usage des marchandises,
tout ce qui reste dans chaque cas est la même objectivité spectrale (gespenstige Gegenständlichkeit), une pure gelée (bloße Gallerte d'eine) du travail humain indifférencié.
Ce travail indifférencié est précisément ce que Postone décrit comme travail abstrait, qui est la forme de travail qui médiatise la société capitaliste. « Le ‘travail abstrait’, comme fonction historiquement spécifique de médiation du travail, est le contenu, ou mieux, la ‘substance’ de la valeur ». (13) Dans ce contexte, nous pouvons arguer du fait que le point fondamental de Lukács recouvre ce qui précède dans ce passage du livre de Postone, où il affirme que le temps historique peut être constitué séparément du temps abstrait. Après tout, ceci devrait être une situation dans laquelle l'humanité devient la force d'entraînement de l’histoire, à la fois pour Lukács et Postone. La différence entre les deux se situe dans le fait que, pour Postone, le peuple devient moteur de l'histoire seulement lorsqu’il supprime le travail prolétaire, tandis que dans la perspective de Lukács, le prolétariat réalise ce but de l'humanité.

Postone souligne que le travail abstrait est la forme et le contenu de la valeur et, ainsi, affirme que le travail est inextricablement lié au capital. D'ailleurs, chez Postone parce que la caractéristique du principe fondamental du capital est la médiation par le travail, on ne peut pas simplement se fonder sur la classe ouvrière pour nier le capitalisme. Ainsi plutôt que réaliser le sujet de l'histoire comme travail, dans la perspective de Postone, les marxistes devraient viser à nier le sujet de l'histoire, à savoir le capital.

En d'autres termes, pour Postone, plus que le travail, le capital est sujet de l'histoire. Postone explique ce point en faisant une comparaison à l'esprit de Hegel :
Pour Hegel, l'Absolu, la totalité des catégories subjectives-objectives, se fonde par lui-même. Comme « substance » automobile qui est « Sujet », c'est la véritable causa sui aussi bien que le point final de ses propres développements. Dans le Capital, Marx présente les formes fondamentales de la société déterminée par la marchandise comme constituant le contexte social par des notions telles que la différence entre l'essence et l'apparence, le concept philosophique de substance, la dichotomie du sujet et de l’objet, la notion de totalité, et, au niveau logique de la catégorie de capital, le déploiement dialectique du subjet-objet identique.

Dans un certain sens, c'est un vrai retournement de Hegel qu’opère Marx dans son esprit, à la différence de Lukács qui remplace le sujet transhistorique d’Hegel, à savoir l'Esprit, par la classe ouvrière. Marx historicise la dynamique de l'esprit de Hegel, en affirmant que la logique que Hegel décrit est réellement la logique du capital. D'ailleurs, selon Postone, le capitalisme est seul à avoir une logique immanente de totalisation, que des penseurs et théoriciens du social transposent de manière anachronique à d'autres périodes afin de développer une « théorie globale de l'histoire ».

De la perspective de Postone, le capital est un sujet historique qui se comporte de plusieurs manières comme l'esprit de Hegel ; cependant, à la différence de l'esprit de Hegel, le capital est aveugle, se déplaçant vers la productivité croissante. Il est un sujet mais n'a pas de subjectivité, de connaissance, de conscience de soi ni de telos. Récemment, Christopher J. Arthur a expliqué comment quelque chose comme le capital, qui n'a pas de subjectivité, peut être un sujet :
D'un point de vue hégélien, la capacité la plus abstraite d'un sujet, ce qui rend possible sa liberté, est la capacité de mettre les choses sous son concept universel et de les traiter en conséquence. C’est la manière dans laquelle les produits hétérogènes sont posés en principe par le capital comme porteurs de valeur et de plus-value, la substance universelle du capital, et la manière dans laquelle le processus de fabrication est formé afin de maximiser la valorisation, cela signifie que nous sommes ici confrontés à un ‘sujet’, quoique d'un type logique plutôt que de chair et de sang. D'ailleurs, les moments complémentaires de la conscience, du savoir etc., sont fixés pour autant que cette structure de valorisation impose sa logique aux personnifications du capital, à savoir les propriétaires et les managers.(6)

Les commentaires d'Arthur sont utiles pour expliquer comment Postone conçoit le capital en tant que sujet, mais il critique Postone pour ne pas avoir reconnu que la classe ouvrière est le contre-sujet de l'histoire, celui qui peut nier le capitalisme.(7) Nous avons vu que Postone rejette la vision de Lukács de la classe ouvrière comme sujet -objet transhistorique. Néanmoins, nous devrions faire une pause avant la conclusion, comme beaucoup de lecteurs de Postone le font, pour préciser que le rejet de Postone du travail comme sujet transhistorique implique un rejet complet du rôle de la classe ouvrière dans la négation du capitalisme. En effet, étant donné que le prolétariat est le producteur primaire de la valeur, il devrait jouer un rôle crucial dans la transformation du capitalisme. Dans son livre, il suggère que dans la logique d'un mouvement concernant les ouvriers et visant au-delà du capitalisme,
il devrait à la fois défendre les intérêts des ouvriers et participer à leur transformation - par exemple, en mettant en question la structure donnée du travail, n'identifiant plus les personnes dans les termes qui structurent et participer à repenser ces intérêts.
Ce passage montre que quand nous lisons le travail de Postone, nous ne devons pas sauter de son démenti que le prolétariat est le sujet de l'histoire, à la conclusion qu'il refuse au prolétariat un rôle essentiel dans un mouvement politique allant au-delà du capitalisme. Le problème bien sûr est que le prolétariat doit participer au mouvement paradoxal de se nier lui-même et viser un monde non dominé par le travail prolétaire. Ils doivent se rendre compte qu'ils font partie de la solution seulement dans la mesure où ils reconnaissent qu'ils font partie du problème. Cependant, c’est précisément parce qu'ils sont une partie fondamentale du capitalisme qu'ils doivent être une partie intégrale de toute tentative de surmonter le capitalisme.


Conclusion

Le livre de Postone, Temps, travail et domination sociale : Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, a été édité la première fois en 1993 quelques années après la chute du mur de Berlin. Et, depuis lors, la pertinence des idées de ce travail et de la théorie de Postone en général est devenue plus évidente. Alors que j'écris cette introduction, les personnes à travers le monde font face à une crise du capitalisme global. Les explications de cette crise varient, mais étant donné l'augmentation des licenciements et du chômage, il semble clair que la contradiction que Postone met en lumière de manière répétée, à savoir celle de la dynamique du capital rendant le travail prolétaire en même temps nécessaire et désuet, joue un rôle important. La question à l'avenir demeure la façon dont un mouvement politique pourrait saisir l'occasion dans une telle crise de transformer la dynamique qui domine nos vies et se moque des idéaux de démocratie et de liberté. Le travail de Postone montre que l'espoir pour la démocratie ne se situe pas dans les seules réformes institutionnelles, mais dans l'action politique visant à nier les processus antidémocratiques qui propulsent et détruisent les organisations contemporaines. Un tel appel peut paraître utopique, mais il est en fait nécessaire. Comme Christopher J. Arthur l’a pointé, la dynamique du capitalisme exploite constamment la nature et le travail humain, et sera surmontée à court terme par la révolution ou à long terme par le désastre écologique(8). Le dernier résultat en un certain sens serait le triomphe final de l’hétéronomie, puisque les conditions pour la vie humaine n'existeraient plus. Le travail de Postone représente une tentative de poser des fondements pour réaliser la première possibilité et créer un chemin hors de l'histoire hétéronome.


Viren MURTHY
Université d'Ottawa

Notes:

(1) Voir par exemple, Zhiyuan Cui et Roberto Mangabeira Unger, la « Chine dans le miroir Russe », dans The New Left Review, vol. 208, novembre 1994, 78-87. Cet essai plaide contre le « fétichisme institutionnel » en traitant de la Chine et la Russie, en revendiquant d’aller au delà de la dichotomie du plan et du marché. Bien qu'utile, l'essai n'offre pas de catégories pour comprendre les différences des réponses de la Chine et de la Russie dans les grandes transformations historiques du capitalisme.


(2) Peter Osborne, “Marx and the Philosophy of Time”, Radical Philosophy 147 January/ February 2008, pp. 15-22, 19.
 
(3) La mauvaise interprétation de Peter Osborne est étonnante puisque ses ouvrages soutiennent souvent une incroyable ressemblance à Temps, travail et domination sociale de Postone. En particulier, il semble également vouloir historiciser la production de la continuité du temps. Dans son livre, La politique du temps, il critique « l’historicisme » qui « rétablit une continuité abstraite avec le passé sous une forme naturalisée et purement chronologique ». (The Politics of Time: Modernity and Avant-Garde, (London and New York: Verso, 1995), p. 140). Il discute aussi cette forme de continuité en faisant une analogie entre l'argent et le temps abstrait dans le capitalisme. Les invocations d'un concept de temps en soi semblent présupposer une telle continuité abstraite. D'ailleurs, comme Postone, Osborne ne fonde pas la possibilité de l’émancipation humaine dans une relation dynamique transhistorique à la classe ouvrière, mais dans la différence entre valeur et richesse. Voir, Peter Osborne, “Marx’s Philosophy of Time,” op. cit., 21.
 
(4) Geörg Lukács, Geschichte und Klassenbewusstsein, in Geörg Lukács, Werke, Früheschrif ten 2 Berlin: Herman Luchterhand Verlag GmbH, 1968, 367. L’original allemand dit „Dieses Bild einer sich ununterbrochen bewegenden gespenstischen Starrheit loest sich sogleich ins Sinnvolle auf, wenn ihre Starrheit sich in den Prozess, dessen treibende Kraft der Mensch ist, aufloest.“
 
(5) La traduction anglaise de Lukács peut porter à confusion parce que le traducteur ne traduit pas uniformément le terme de gespenstige. Dans ce passage, il le traduit par « comme un fantôme » [phantom-like], qui est précis et correspond à la traduction du passage approprié du capital de Marx, mais nous perdons le lien avec l'utilisation postérieure de Lukács du terme.
 
(6) Christopher Arthur, “Subject and Counter-Subject” Historical Materialism: Research in Marxist Theory, Volume 12.3, 93-102, 95-6.
 
(7) Il y a d'autres aspects de la critique d'Arthur qui dépassent la portée de cet essai. Cependant, parce que certaines critiques d'Arthur recouvrent d'autres du volume 12.3 de la revue Historical Materialism, consacré au livre de Postone, je traite brièvement une des critiques d'Arthur dans cette note. Arthur récapitule le travail de Postone de la façon suivante :
Il présente la notion du travail d'abstrait d'une manière différente de Marx, qui la présente comme substance de la valeur. En revanche, Postone argumente que, dans l’échange marchand généralisé, le travail est abstrait au sens où, alors que sa propre activité est concrète et produit un produit spécifique, il apparaît socialement comme un moyen d’acquisition de chacune et toutes les marchandises par le mécanisme de l'échange ; par conséquent sa spécificité concrète est déplacée, et elle prend une forme de généralité abstraite. C’est seulement parce que tous les travaux pris ainsi sont intégrés dans une totalité sociale spéciale que leurs produits prennent la forme de valeur.
Cet argument me frappe comme semblable à mettre le chariot avant le cheval. Dans une économie d’échange comme telle, le travail n'a certainement pas la forme de moyens d’acquisition en général, mais seulement partiellement, si on peut trouver cet interlocuteur qui a un besoin particulier de ce qu'on offre. C’est seulement dans une économie monétarisée que le travail devient moyen d'acquisition en général. L'ordre de traitement ne marche pas : travail abstrait→valeur→argent, c’est l'inverse. L'argent pose en principe toutes les marchandises comme valeurs, et leur position de valeur provoque l'identité abstraite des travaux incarnés dans toutes les marchandises. (Historical Matérialism, 12.3, 2004, 99).
D'abord, nous avons vu que Postone affirme explicitement que le travail est la substance de la valeur. Mais plus spécifiquement, ici, plutôt que Postone, il semble que c’est Arthur qui met le chariot avant le cheval, puisqu'il accorde à l'argent le pouvoir de poser en principe toute marchandise comme valeur. Mais alors, pourquoi est-ce que l'argent n'a jamais rempli cette fonction dans les sociétés précédentes ? C'est précisément la question que Marx pose dans le premier chapitre du Capital, quand il discute l'incapacité d'Aristote à dériver la forme valeur. Rappelons que la raison pour laquelle Aristote ne pouvait pas dériver la forme valeur, n'était pas qu'il n'ait pas eu le concept d'argent, mais qu’il n'avait pas un concept de valeur, dans lequel toute chose pu être réduite à une substance homogène, à savoir le travail. Cette substance homogène ne peut pas être le travail concret, mais, comme Postone le précise, un type de travail abstrait, spécifique au capitalisme. Par conséquent, Arthur trompe les lecteurs en opposant le travail, en tant que sujet de valeur, et l'idée que le travail apparaît socialement comme un moyen d’acquisition de n’importe quelle marchandise. C’est précisément parce que le travail abstrait est la substance de la valeur que le travail est moyen d'acquisition des valeurs d’usage dans la société capitaliste.
La critique d'Arthur est encore plus confuse lorsqu'en accusant Postone de trahir la théorie originale de Marx, il cache la manière dans laquelle sa propre théorie de l'argent sort des axes de Marx dans le Capital. Dans son récent livre, qui présente, dans l'ensemble, une lecture extrêmement utile de Marx, il critique explicitement Hegel et Marx parce que
« ni l'un ni l'autre n'ont compris à quel point une économie d'argent est `particulière'» (Christopher J. Arthur, The New Dialectic and Marx’s Capital, (Leyde : Brill, 2004), 9). En bref, Arthur tente de donner à l’argent une plus grande fonction et plus de puissance que Marx ne l’en a doté dans le Capital.
 
(8) Christopher J. Arthur, “Subject and Counter-Subject,” op. cit. 99.

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