2012-08-15

Les révolutions contre les prophètes de L. Janover

Postface à la nouvelle traduction de La révolution de Gustav Landauer publiée en 2006, ce texte de Louis Janover nous est apparu particulièrement intéressant pour le dévoilement d'une lucidité impitoyable sur notre époque actuelle.

2011-08-02

Quand la carotte ne suffit plus...

" Quelle était, conséquemment, la direction à suivre ? Nous le dirons avec les mots d’un journaliste, puisqu’un grand philosophe enseigna, voilà plus d’un siècle et demi, que « dans l’opinion publique, il y a tout le vrai et tout le faux », et puisque les journalistes sont spécialistes en opinions publiques et privées : « … Nombre de symptômes politiques, syndicaux et culturels — a écrit alors Nicola Adelfi dans Epoca — donnent à penser que cette situation va durer (…), on ne voit pas comment la vague de violence pourrait se briser ou même seulement s’atténuer. À moins qu’il ne survienne quelque fait imprévisible et de nature traumatique : je veux dire quelque chose qui, à l’improviste, secoue profondément l’opinion publique et lui donne la sensation de se trouver désormais à un pas de l’anarchie, et de son inséparable compagne, la dictature. » ", Censor (alias G. Sanguinetti), Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie, 1975.


"L'ATTENTAT A LA BOMBE DE LA GARE DE BOLOGNE AU MATIN DU 2 AOUT 1980.

Suite à la formidable explosion de la gare de Bologne, deux ans après la mort de Moro, nombre d'Italiens auraient pu se faire des cheveux blancs - non seulement à cause du macabre bilan de 85 morts et 200 blessés mais aussi de l'inertie des autorités qui s'ensuivit. Bien que les magistrats instructeurs aient suspecté des néofascistes, ils furent incapables d'émettre des mandats d'arrêt crédibles pendant plus de deux ans, à cause de fausses informations fournies par les services secrets. A cette époque, parmi les cinq principaux suspects, dont deux avaient des liens avec le SID, tous sauf un avaient décampé du pays [Interview avec Jeff Bale, 21 mars 1994.]. Les explosifs T4 trouvés sur les lieux étaient identiques au matériel de Gladio utilisé à Brescia, Peteano et dans d'autres attentats à la bombe, selon la déposition d'un expert devant le juge Mastelloni [Giustolizi, op. cit., p. 14.].
Au procès, les juges mentionnèrent la « stratégie de la tension et ses liens avec les “puissances étrangères”. » Ils découvrirent aussi la structure civile et militaire secrète liée aux groupes néofascistes, à la P2 et aux services secrets [Willems, op. cit., p. 116.]. Bref, ils découvrirent la CIA et Gladio.

Mais leurs efforts pour rendre une justice véritable dans l'attentat à la bombe de Bologne ne menèrent à rien car, en 1990, la cour d'appel acquitta les « cerveaux » présumés. Gelli, la tête de la P2, fut relâché, de même que deux chefs des services secrets dont les condamnations pour parjure furent annulées. Quatre gladiateurs reconnus coupables de participation à bande armée gagnèrent aussi leurs procès en appel. En cela, Peteano fut la seule affaire majeure d'attentat suivie d'une condamnation du véritable poseur de bombe, grâce aux aveux de Vinciguerra.

Les désolantes minutes judiciaires de ces crimes monstrueux démontrèrent à quel point le réseau Gladio contrôlait l'armée, la police, les services secrets et les principaux tribunaux. Grâce à la P2, et à ses 963 frères bien placés [Ibid., p. 119. Quand la police découvrit la liste des membres en mars 1981, Gelli s'enfuit du pays. Il fut plus tard extradé de Suisse pour figurer au procès de l'attentat à la bombe de la gare de Bologne. Willan, op. cit., p. 209.] , la collusion s'étendait aussi aux plus hauts niveaux des médias et des affaires. "

Arthur Rowse 
extrait (13) de 'Gladio : la guerre secrète des Etats-Unis pour subvertir la démocratie italienne'
publié en 1994, traduction (intégrale) en décembre 2009 par 

2011-07-27

La subordination de la valeur d'usage aux rapports sociaux de production, Tran Hai Hac.

" La méconnaissance du statut marxiste de la valeur d'usage est – comme pour nombre d'autres question théoriques – l'effet de la persistance d'une lecture ricardienne du Capital. Chez Ricardo, ainsi que Marx l'a souligné, la catégorie de la valeur d'usage reste pour ainsi dire « lettre morte » : posée pour la forme au départ comme présupposé de la valeur, elle se trouve aussitôt écartée de l'analyse, la valeur d'échange restant la seule catégorie économique en jeu (74). Critiquant l'auteur des Principes qui croit que l'économie politique « ne traite que des valeurs d’échanges et n'entretient que des rapports exotériques avec la valeur d'usage », Marx souligne la nécessité de développer l’analyse de la valeur d'usage afin que, « contrairement à Ricardo, la valeur d'usage ne reste pas morte comme simple présupposé » (75). Il ne faut imiter ni Ricardo « qui en fait purement et simplement abstraction », ni Say « qui fait l'important en se contentant de présupposer le mot 'utilité' ». Ce qui importe, c'est de mettre en évidence « dans quelle mesure la valeur d'usage ne reste pas seulement une substance présupposée en dehors de l'économie et de ses déterminations formelles , et dans quelle mesure elle y entre » (76). Dans le Capital, la catégorie de la valeur d'usage est tout à fait essentielle à la construction du concept de forme valeur et à la constitution de l'espace économique du capitalisme. Parce que l'économie politique classique fait de la valeur d'usage un simple présupposé, quelque chose d’extérieur à la valeur, la catégorie de la marchandise renvoie exclusivement, chez elle, à la valeur et à la question unique de sa mesure. Par conséquent, l'espace économique du capitalisme y prend la forme d'un espace homogène de valeur. De là son inaptitude à l'analyse des formes économiques, et par suite des contradictions du capitalisme, dont les limites n'apparaissent alors que comme des limites externes posées par la nature à la société (« ne croit-on pas voir, chez Ricardo, la constitution physique de la terre tomber subitement des nues ? », - observe Marx (77) ). De ce point de vue, la théorie classique s’inscrit dans une problématique qui n'est pas différente de celle des néoclassiques.

A l'inverse, parce que Marx pense la subordination de la valeur d'usage aux rapports sociaux de production – autrement dit, sa subsomption par la valeur -, la catégorie de la marchandise peut être pensée comme unité de la valeur et de la valeur d'usage sous l'effet de la valeur. Le mode de production capitaliste n'est pas réduction de la valeur d'usage à la valeur comme il est dit parfois, mais réduction de l'utilité des objets à la valeur d'usage : il ne produit la valeur que sous la forme de valeurs d'usage, et doit donc produire les valeurs d'usage en tant que porteurs de valeur.

L'espace économique du capitalisme est celui de la forme valeur structurée contradictoirement par la valeur et la valeur d'usage. La contradiction de la forme valeur tient au statut d'intériorité – extériorité de la valeur d'usage par rapport à la valeur : extérieure en tant qu'objet utile, intérieure en tant que porte-valeur. Cette intériorité – extériorité signifie d'abord que la valeur fait de la valeur d'usage sa forme d'existence, elle réduit l'objet utile au statut de simple porte-valeur. Mais par ailleurs, la valeur d'usage n'est pas réductible à une simple forme d'existence de la valeur, elle déborde toujours son statut de porteur de valeur. Autrement dit, la valeur subsume la valeur d'usage, mais sans parvenir à circonscrire complètement celle-ci. De là, la rupture toujours possible de l'unité de la valeur et de la valeur d'usage, et la tendance de la forme valeur à entrer en crise. En ce sens, la contradiction valeur – valeur d'usage, par laquelle les rapports capitalistes de production se reproduisent, peut aussi conduire à leur éclatement (78). "

Notes :
74- Karl Korsch a bien résumé la démarche de Ricardo dans les trois premiers alinéas des Principes de l'économie politique : « Le premier introduit au moyen d 'une citation d'Adam Smith la distinction de la valeur d'usage d'avec la valeur d'échange ; le deuxième fait de la valeur d'usage une prémisse absolument nécessaire de la valeur d'échange ; le troisième écarte une fois pour toutes cette prémisse du champ théorique. », K. Korsch, Karl Marx, Champ Libre, 1971, p. 134.
75- Manuscrits de 1857-1858, 2, p. 138 ; 1, p. 259.
76- Manuscrits de 1857-1858, 1, p. 208.
77- Fondements, 1, p. 215.
78- Voir infra, section 62.
Tran Hai Hac, Relire le Capital, Tome 1, Editions Page Deux 2003, pp. 88-90.

2011-07-24

L'incendie millénariste - De l'aspiration au communisme à l'époque féodale

«Le premier (temps) a été l'obéissance servile, le second la servitude filiale, le troisième sera la liberté... Le premier a été la crainte, le second la foi, le troisième l'amour. Le premier a été l'âge des esclaves, le second celui des fils, le troisième sera celui des amis.»
Joachim de Flore, Concordia Novi ac Veteris Testamenti - 1200.


" La fuite éperdue du monde sur les chemins de Compostelle, le refuge de la prière, l'asile de l'Église, le havre de grâce de la vie monacale n'ont pas été, fort heureusement, les seuls élans des hommes du Moyen-Age vers le salut de la vie éternelle. Un autre courant, tout aussi puissant, a entraîné beaucoup d'entre eux vers un autre désir : la réalisation sur terre du paradis, le retour à l'âge d'or. Ce courant est celui du millénarisme, le rêve d'un Millenium, mille ans de bonheur, autant dire l'éternité, instauré, ou plutôt restauré, sur terre.

A l'encontre de leurs contemporains, les millénaristes n'ont pas pris leurs rêves pour la réalité, ils ont voulu réaliser leurs rêves, ce qui est bien différent et autrement spirituel : jouir enfin de la richesse infinie de l'Esprit. A l'abandon vil , ils ont opposé le refus, l'insurrection, la révolution.

La croyance millénariste se développe sur fond d'apocalypse. L'apocalypse est l'affirmation d'une rénovation décisive : la Jérusalem céleste descendra sur terre. Le mythe se charge de rêves révolutionnaires ou mieux, les rêves révolutionnaires portent en eux le mythe millénariste. Le mythe millénariste est la conscience de soi de ces mouvements, ils y trouvent leur projet, ils y puisent leur langage commun, ils en reçoivent leur raison et plus encore, leur fondement.

Comme la critique de l'État a pu trop souvent rester sur le terrain de la politique, la critique du monde de la religion a pu être, elle aussi, religieuse. C'est le cas pour bien des mouvements millénaristes qui ont tenté de réaliser la religion sans la supprimer si bien que réalisation comme suppression sont restées du domaine de l'imaginaire. Cela a permis à bien des historiens, dont Le Goff, de régler leur compte, vite fait bien fait, à ces mouvements avec toute la satisfaction de la bonne conscience bourgeoise ou stalinienne : « Le désir lancinant que le millénarisme révèle d'aller " au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau" n'arrive pas à imaginer un monde vraiment neuf. L'Âge d'or des hommes du Moyen-Âge n'est qu'un retour des origines. Leur avenir était derrière eux. Ils marchaient en tournant la tête en arrière. »

Les rejeter ainsi dans une sorte d'archaïsme religieux, c'est chercher à mettre ces mouvements en dessous de toute critique, nous commençons à deviner pourquoi. Nous pensons, au contraire, qu'ils furent un, sinon le, moment essentiel de la critique du monde. Pour nous, la critique des mouvements millénaristes se trouve de fait au cœur de la pensée critique moderne.

Des éléments radicaux, les Frères du Libre Esprit, les Révolutionnaires londoniens, les Picards de Bohème, les Anabaptistes de Munster, sont apparus à l'intérieur de ces mouvements qui ont tenté de construire une pratique (et une pensée) qui a mis en péril l'ordre du monde. Leurs limites furent leurs défaites, non dans la pensée, mais dans la mort.

Parler des mouvements millénaristes revient donc à reconnaître cette radicalité dont ils étaient porteurs tout en s'interrogeant sur le pouvoir des représentations religieuses qui, dans la majorité des cas, n'ont pu être dépassées et supprimées. "

 Yves Delhoysie & Georges Lapierre, in L'incendie millénariste

Cet extrait introduit L'incendie millénariste, somme historique passionnante sur le mouvement révolutionnaire qui traversa l'Europe médiévale sous la forme de la revendication à la réalisation des milles ans de paradis terrestre. A notre connaissance, l'édition papier d'Os Cangaceiros datant de 1987 est épuisée. Une version électronique est téléchargeable à http://www.megaupload.com/?d=99BNE5KR 

2011-07-23

L'insurrectionalisme comme fétichisme du choix et symptome de notre époque

" C’est dans cette dynamique que nous sommes tous et toutes embarqués. Dynamique qui produit à l’intérieur des luttes un écart entre le fait d’agir comme classe et le fait que cette « agir comme classe » reproduit les conditions présentes de l’exploitation. Mais pour les insurrectionalistes, cette dynamique exprime quelque chose de plus que la simple réalité actuelle de la lutte des classes. Le problème apparait quand cette dynamique s’autonomise du cours quotidien de la lutte et devient un mode d’emploi général détaché de toutes circonstances particulières, autrement dit la pratique insurrectionaliste se prend elle-même pour la dynamique de ce cycle de luttes au lieu d’en être une simple expression parmi d’autres. C’est finalement en raison de cette substitution que les insurrectionalistes sont en mesure de produire leur propre activité, celui où « un groupe de gens partage une maison et de plus publie des textes contre le système » et en parle comme si « cela serait la communisation en actes », ou encore la révolution immédiate dans laquelle la dynamique de ce cycle de lutte – le fait d’agir comme classe pour défendre sa reproduction et en même temps d’être contraint de remettre en cause et donc d’agir contre sa reproduction de classe – devient une alternative entre deux pratiques concurrentes : celle qui accepte et celle qui refuse la société comme contrainte. C’est donc à partir du choix de refuser la contrainte de se reproduire comme classe dans la société capitaliste que le courant insurrectionaliste exprime le contenu du cycle de lutte actuel mais sous une forme idéologique qui leur permettre d’exister comme groupe distinct du reste de la classe et se référant à sa propre pratique pour définir la révolution. "

Amer Simpson

Ceci est un extrait d'une réponse à un texte espagnol (traduit en français) dénonçant l'amalgame entre courant de la communisation et insurectionalisme produit dans la préface d'un recueil hispanophone de textes autour de ces sujets. Pour lire le texte en intégral: http://dndf.org/?p=10170

2011-07-20

L'histoire de la contre-culture est-elle la culture du con de l'histoire ?

"Dans notre entreprise de démontage de l’idéalisme bourgeois, il était inévitable de nous arrêter sur une de ses plus efficace et dangereuse imposture idéologique, à savoir sa fausse subversion « contre- culturelle ».
Nous disons efficace et dangereux, car le fait que le point de vue marchand ait, pourtant si significativement, fait de la contre- culture des années 60 son mythe fondateur ne semble aucunement susciter l’interrogation des révolutionnaires folkloriques qui s’en prévalent également, si ce n’est pour en dénoncer boutiquièrement la « récupération ».
Il appartient bien à la contestation spectaculaire de prétendre au monopole du spectacle de la contestation, et l’on croit déjà s’entendre pleurnicher que nous voila prêts à jeter le bébé avec l’eau du bain en prétendant, au contraire, que la « contre- culture » n’est jamais récupérée : elle est une récupération.
Ceci mérite un développement."

La sulfateuse, in Contre-culture et capitalisme

La suite du développement de la thèse, et le détail historique de  cette entreprise consumériste, se trouve dans la brochure (en pdf) Contre-culture et capitalisme de la Sulfateuse 
Ce collectif a aussi commis d'autres écrits (revues, brochures) que l'on trouve sur leur forum http://la-sulfateuse.forumactif.net