A travers l'analyse critique de la pensée de l'anarchiste allemand, plutôt méconnu dans l'aire francophone, Janover circonscrit cet ''air du temps'' sur lequel aussi bien les bobos deleuziens désirants, les fascistoïdes soraliens bavants - bref toutes ces variantes de communautarisme romantique pseudo-critique -, que le social-libéralisme existentiel prospèrent. Régression intellectuelle que Janover juge en symptôme d'une période thermidorienne*. Surtout sa lecture de Marx, qu'il déploie en ''négatif'' au fur et à mesure de sa critique, nous semble digne d'être partagée. Ainsi, Janover nous offre les rudiments d'une arme critique du 21ème siècle, pour la révolution communiste faite consciemment par et pour le prolétariat, contre l'obscurantisme des prophètes.
*"La base [de Thermidor], elle, reste invariablement la même : une critique du capitalisme de marché qui épargne le capital tel qu’en lui-même", Janover in 'Thermidoriens, encore un effort...', extrait sur collectif-smolny.org
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Bonne lecture...
LA RÉVOLUTION CONTRE LES PROPHÈTES
Louis Janover (2006)
ENTRE UTOPIE ET TOPIE, QUELLE
RÉVOLUTION ?
C'est fin 1906, début 1907, que
Gustav Landauer, à la demande de Martin Buber, rédige Die
Revolution, publiée par son ami dès 1907 dans une de ses
collectionsi.
Eugene Lunn, biographe attentif de ce « prophète de la communauté
», parle de ce texte comme de « son plus important travail
historique », un « prolongement des idées de Skepsis und Mystik
», Scepticisme et Mystique, si bien que l'influence de
Kropotkine et de Constantin Brunner est présente dans cette œuvre à
deux titresii.
Au théoricien anarchiste, auteur d'une histoire de La Grande
Révolution qui fit date, et qu'il traduisit en allemand,
Landauer a emprunté notamment une vision positive, celle du pouvoir
historique de la coopération volontaire dans la vie sociale de
l'Europe. L'esprit du Moyen Age, qui réside dans la coexistence
d'une multiplicité de structures sociales indépendantes, s'oppose
au principe du centralisme d'État moderne.
En revanche, la face critique de
cette réflexion nous ramène à Constantin Brunner, penseur nourri
de Spinoza, qui avait fait de la « superstition » la ligne de
clivage entre les hommes de l'esprit et les autres, clef de son
interprétation de l'histoire. Brunner avait repris l'idée ordinaire
du XVIIIème siècle selon laquelle la Renaissance, l'humanisme et la
Réforme représentaient une renaissance de la vie scientifique, et
le Moyen Age une ère d'obscurantisme et de superstitioniii.
C'est l'image inversée de cette conception qui s'inscrit en
filigrane dans Die
Revolution où
le monde médiéval apparaît comme un des sommets de l'unité de
l'esprit, une « société de sociétés » riche d'une vie
spirituelle inégalée, au contraire de l'époque de rétrécissement
et de désagrégation qui commence vers l'an 1500. Avec cette fresque
resurgit en effet toute la grandeur et l'exceptionnelle élévation
d'une époque de fusion, dans laquelle les deux principes fondateurs
d'une civilisation ne sont pas encore dissociés et s'épanouissent
dans l'art.
On comprend comment s'articulent
dans la pensée de Landauer l'esthétique et l'éthique,
l'organisation sociale et l'art, qui dans la culture médiévale
auraient coïncidé avec la vie du peuple. A l'opposé, dans les
périodes de dissolution et de transition, les artistes ne sont plus
les représentants de leur temps, immergés dans la pensée du
peuple, mais le produit de natures individuelles géniales et
solitaires : tournés vers l'avenir ou comme « vers un peuple secret
encore absent ». Toute notre époque est marquée, selon Landauer,
par cette scission — caractéristique des « temps de
l'individualisme au double sens du mot : grandes individualités et
masses atomisées et abandonnées ». La spécialisation mutilante a
fait son œuvre, et bien que pour Landauer elle procède avant tout
d'une absence, d'un manque de l'esprit, non de la division du travail
en elle-même, il voit dans le socialisme le « retour au labeur
naturel » fondé sur l'équilibre harmonieux des facultés
intellectuelles et physiques.
La conception saint-simonienne
des époques critiques et des époques organiques, et des hommes
généraux, a d'évidence inspiré à Gustav Landauer l'idée de
l'alternance cyclique utopie et topie. Toutefois, ces notions
déplacent le sens de cette division, de sorte qu'elles ne font plus
un principe historique cohérent, mais un principe spirituel qui perd
toute densité matérielle et critique. Dès lors, sur cette échelle
de valeurs, on peut déporter le curseur au gré des dates, «
arbitrairement fixées », comme nous le dit Landauer lui-même. «
Époques communautaires » de civilisation et époques individuelles
de séparation se succèdent, sans que rien n'articule une période
sur une autre, puisque rien de ce qui est essentiel ne se transmet
entre elles. Il en est de même de « la révolution » : tantôt
elle représente l'immense période de déstructuration qui succède
à la période organique du Moyen Age, période de bouleversement
dans laquelle nous sommes encore et toujours plongés, et tantôt les
courtes flambées de violence au cours desquelles tel régime de
domination est remis en cause, sans qu'on sache toutefois quelle
est la structure spécifique du pouvoir contre lequel « le peuple »
se soulève.
Le mouvement de pendule entre
l'utopie et la topie rythme la vie des civilisations. L'utopie est le
temps de création et d'anticipation qui révèle l'unité cachée
entre les différents éléments en formation, et les porte jusqu'au
moment où se crée une nouvelle unité. Dans quelles conditions
économiques et sociales ? Questions inopportunes dans un tel
raccourci. Même quand il parle des rapports économiques et
sociaux, de la vie réelle et de tous les besoins des hommes,
Landauer ne quitte pas le cercle magique de l'abstraction, et jamais
l'ombre d'une réalité historique tangible ne vient obscurcir ce
flamboiement mystique. Ainsi définit-il la révolution comme «
un esprit unificateur qui crée de nouvelles formes de vie sociale et
les dispose pêle-mêle entre elles », ce qui s'applique
évidemment à toutes les époques. Si bien que ce qu'il désigne par
le « nom spécifique de révolution » constitue la négation
du principe de spécification historique qui est le point névralgique
de la conception matérialiste et critique du monde. Celle-ci
différencie et articule les conditions sociales, politiques et
culturelles selon les époques données et le rapport des classes
entre elles ; elle ne décompose pas l'histoire dans ce bain de
lumière et de passions qui nous laisse quelques photographies
fulgurantes du passé, mais ne nous éclaire en rien sur notre
présent.
Sur tous les sujets de son
temps, la guerre, le colonialisme, l'oppression sous ses divers
déguisements, Landauer n'a jamais dévié de cette ligne : une
opposition inflexible aux différentes manières de se réconcilier
avec les multiples travestissements de la servitude. Mais dès qu'il
se détourne de cet horizon pour nous laisser entrevoir ce que nous
réserve l'avenir, et ce que nous tenons en réserve pour les temps
futurs, nous entrons dans un monde où l'on a du mal à faire le
départ entre le mythe, le merveilleux et l'histoire. Pour y
parvenir, il nous faudrait quitter les régions éthérées où
Landauer respire, avec Novalis, le parfum de la fleur mystique en
rêvant au Bleu de l'Europe et de la Chrétienté et en écoutant le
balancier de la pendule égrener l'écoulement d'un temps, l'énigme
de l'heure qui n'appartient pas à notre monde.
L'utopie, selon Landauer, est
cette combinaison d'efforts et de tendances de la volonté
individuelle qui, dans les moments de crise, cristallise enthousiasme
et ivresse, rassemble tous ces éléments critiques en un tout et les
organise en une nouvelle forme de vie sociale. Naît alors une «
topie » d'où seraient bannis les défauts et les injustices de la
période précédente. Mais cette topie suscite, par réaction, une
utopie nouvelle, qui entraînera à son tour une pétrification «
topique ». « L'utopie ne devient alors jamais réalité, et la
révolution n'est que l'époque qui permet le passage d'une topie à
l'autre, autrement dit : la limite entre deux topies. » On songe à
la trinité thèse-antithèse-synthèse, à ceci près que
l'instrument de médiation n'est autre ici que « la révolution »,
dont Landauer redéfinit là encore la fonction pour l'arracher à
l'histoire.
« Nous appelons révolution le
laps de temps pendant lequel l'ancienne topie n'est plus établie sur
une base solide alors que la nouvelle ne l'est pas encore. La
révolution est donc la voie qui mène d'une copie à l'autre, et
qui, à travers le chaos et l'émeute, l'individualisme
(héroïsme et bestialité, solitude de la grandeur et abandon
misérable de la masse atomisée), d'une stabilité relative à une
autre stabilité relative. » Mais qui et quoi occupent ces espaces ?
Malgré la densité lyrique du langage de Landauer, ou à cause
d'elle, on est un peu déconcerté par ce kaléidoscope intellectuel
qui ne s'arrête qu'à des événements de pure intensité, survole
les révoltes paysannes et, après avoir écarté toute idée d'un
déterminisme historique à l’œuvre dans telle séquence
temporelle particulière, établit des liens de causalité entre
utopies et topies par-dessus les siècles. De même, il dissout tout
repère fixe, toute possibilité de trouver un fil conducteur,
puisque « la révolution n'est ni un laps de temps ni une limite,
mais un principe qui à travers de longues périodes (les topies) ne
cesse jamais de progresser ». A quel endroit s'arrêter, sinon à
celui que lui-même nous indique : Hic
Rhodus, hic salta !
Mais le navire de la révolution n'arrive jamais à bon port et,
pis encore, il n'y a ni port ni navire, seulement des épaves sur une
mer démontée.
LE
CERCLE DES RÉVOLUTIONS DISPARUES
« Telle est la totalité au
sein de laquelle nous sommes encore plongés, ce passage, cet état
de perte et de quête : cette révolution. » Difficile de définir
une telle absence. Le monde de la vie correspond-il vraiment à cette
fantasmagorie que déploie devant nous Landauer ? Il a élevé une
cathédrale de lumière, bruissante de rumeurs magiques, mais on ne
voit ni les fondements, ni les matériaux, ni surtout les
constructeurs mobilisés pour mener à bien ce chef-d’œuvre. Les «
maîtres », l'« esprit », la « chrétienté » et, pour finir, «
la révolution », autant d'hypostases qui rendent compte de tout et
n'expliquent rien. Pas question de se placer, ainsi que le fit Marx,
sur le terrain de l'histoire réelle, de « décrire cette société
dans son action en tant qu'État, aussi bien que d'expliquer par elle
l'ensemble des diverses productions théoriques et formes de
conscience » et d'exposer « le phénomène dans sa totalité et
aussi l'interaction de ses divers aspects ». Gustav Landauer se
tient, semble-t-il, sur le terrain opposé. Il préfère «
rechercher une catégorie dans chaque période, comme le fait la
conception idéaliste de l'histoireiv».
Mais il y met une telle puissance de suggestion, une telle force de
persuasion verbale que chaque catégorie s'anime devant nous et
habite cette histoire.
On peut s'interroger sur la
pertinence de ses vastes recompositions historiques, sur la place
ambiguë qu'y occupent les grandes figures d'une culture qui jette
ses racines dans un terreau irrigué par tant d'affluents que les
plus subtiles correspondances sur Luther et la guerre des paysans,
sur Jean-Sébastien Bach ou sur Shakespeare ne peuvent que laisser
une impression d'imprévisible fulgurance. De même, il est difficile
dans ce tourbillon de se faire une idée précise de ce qui se joue
dans la Révolution et à travers elle, de la rapporter à un objet
précis. Les luttes de la Renaissance, de la Fronde et de la
Révolution française appartiennent à la fois à La Révolution et
aux révolutions, qui se déroulent dans deux séquences temporelles
différentes. On a toujours raison de se révolter, proclame la
Révolution. On a des raisons de se révolter, disent les
révolutions. Quand les deux paroles entrent en résonance, éclate
alors une révolution. La flamme avec laquelle Landauer
convoque les figures historiques et les œuvres d'art fondatrices ne
peut faire oublier que rien de ce qu'il en voit ne nous éclaire sur
leur place dans l'histoire et la réalité des rapports sociaux dans
lesquels s'enracine leur « esprit ». La puissance poétique des
métaphores, les références au dépérissement de l'esprit ancien
quand s'ouvre une période de révolution dont on ne sait rien sur ce
qu'elle prépare, sinon que ses voies sont impénétrables, cette
fantasmagorie n'est guère faite pour donner la mesure sociale de ce
que représentent la guerre des paysans, la révolution anglaise ou
la Grande Révolution ; et elle ne rend pas davantage justice à ceux
qui furent les véritables protagonistes de ces bouleversements.
On peut certes parler pour le
Moyen Age de sociétés contre l'État, d'un faisceau de petites
monarchies qui se combattent en empêchant la naissance de la grande
monarchie. Corporations, noblesse, parlements, clergé, commune, tous
ces corps intermédiaires séparent et protègent l'individu de
ce qui deviendra avec la royauté absolue, et plus encore avec la
Révolution, une seule caste, un seul état, à savoir l'État, qui
inaugure l'ère de la politique. Gustav Landauer voit clairement les
effets de cette lente montée en puissance de la bourgeoisie qui fait
de l'individu le serf de la loi et du droit, et concentre tous les
privilèges « véniels » en un seul, celui que détient désormais
le tyran moderne. Et par réaction, il idéalise l'ancienne société,
celle de la féodalité, quand tous les éléments et toutes les
fonctions isolaient l'individu de ce qu'est l'État concentré
actuelv.
Cette stratification sociale,
véritable société de sociétés, était certes traversée par le
souffle de l'esprit que le christianisme vivant portait en lui. Mais
en réalité, les privilèges exorbitants et partout présents dans
les relations de pouvoir et d'exploitation, fondement de toute la
hiérarchie, et cet incroyable enchevêtrement de dispenses et de
règles ont été aussi contraignants pour la vie sociale que le pire
des traités de droitvi.
Et même si l'Église n'a pas été alors le carcan qu'elle devint
par la suite, la culture n'en a pas moins dû sans cesse ruser pour
échapper à l'asphyxie.
Que répond Landauer à « celui
qui voudrait m'objecter qu'il y eut aussi telle et telle forme de
féodalisme, de cléricalisme, d'inquisition, de justice, et ceci et
cela, je ne peux que répondre : je le sais, et pourtant... » ? Mais
« la Révolution », où faut-il alors la chercher ? Dans le ceci,
dans le cela, dans le pourtant ? Nous l'ignorons !
Marqués par la nostalgie de
l'origine et la passion qui le pousse à la recherche d'un monde
réconcilié, révélateurs aussi de sa sensibilité et de ses
aspirations esthétiques sont les développements que Landauer nous
offre sur la chrétienté de l'époque médiévale, sur l'unité du
peuple et de ses croyances qui imprime sur la vie sociale sa marque
ineffaçable et lui confère son incomparable grandeur. On croirait
Novalis en train de rêver Europe ou la chrétienté quand
Landauer évoque le Moyen Age, qu'il pourrait qualifier d'« énorme
et délicat », à la manière de Paul Verlaine, qui parle lui aussi
de l'individu « Guidé par la folie unique de la Croix/Sur tes ailes
de pierre, ô folle cathédrale ». Même son de cloche, pourrait-on
dire, chez Landauer. L'âge chrétien, affirme-Nil, représente un
degré de la civilisation où les structures sociales diverses
coexistent séparément et sont pénétrées d'un esprit unitaire
pour former librement un ensemble constitué de multiples éléments
indépendants.
Mais s'il passe par les arts
pour nous apprendre que le Moyen Age est « une période
d'épanouissement, un sommet culturel », « un art quasi anonyme de
la totalité », il n'est guère disert sur la structure sociale, le
socle sur lequel se sont élevés le pouvoir de l'Église, celui des
seigneurs féodaux, comme plus tard celui des communes bourgeoises.
De qui et de quoi se compose ce « peuple » qui fit la Fronde, et
quelle exploitation forcenée cachaient les indéniables splendeurs
médiévales ? On n'en sait pas davantage sur ce qu'a signifié
dans le domaine des rapports sociaux la grande révolution du droit
qui accompagne la mainmise de la bourgeoisie naissante sur toutes les
nouvelles industries et les moyens d'échanges, sur le commerce et
les moyens de communication.
Augustin Thierry, un des auteurs
auxquels Marx attribue le mérite d'avoir découvert la lutte des
classes, avait appris de la Révolution qu'il n'est pas de génération
spontanée en histoire et qu'il faut savoir en traduire le langage
pour comprendre ses envolées. Ses splendides Considérations sur
l'histoire de France font revivre l'âge d'or de la bourgeoisie
des communes à travers la lutte des classes. Et elles nous en disent
plus long sur « l'histoire du tiers état, qui est, à proprement
parler, l'histoire de la société nouvelle », sur « l'immense
personnalité municipale » et sur la révolution communale qui
accompagne son lent travail d'organisation et de culture, que les
flamboyants raccourcis de Gustav Landauer, preuve qu'une certaine
passion révolutionnaire n'est pas forcément source de lucidité. Il
« a fallu, dit Augustin Thierry, que le temps vînt où l'on
pourrait appliquer aux révolutions du passé le commentaire vivant
de l'expérience contemporaine, où il serait possible de faire
sentir, dans le récit du soulèvement d'une simple ville, quelque
chose des émotions politiques, de l'enthousiasme et des douleurs de
notre grande révolution nationalevii».
« Le trait de lumière jeté sur une face inconnue de notre histoire
» ne s'est pas éteint aujourd'hui.
C'est cette clarté que Marx a
su capter quand il évoque « l'essor merveilleux des villes » , et
elle illumine telle réflexion de Gustav Landauer et donne à sa
vision une profondeur que sa trop grande rapidité d'esprit ne lui
laisse pas toujours le temps de sonder. La lutte des classes, dont il
veut ignorer la signification, s'inscrit dans la durée et dans la
matière de l'histoire, le voyage dans l'âme des peuples ne connaît
pas ces pesanteurs ! On pourrait dire que chez Landauer l'essence, la
Révolution, précède l'existence, qui est celle des révolutions.
DU MARXISME FAISONS TABLE RASE
Gustav Landauer a très vite
pris congé des orthodoxies réductrices. Mais, preuve d'une prudence
exemplaire, il ne s'est jamais départi d'une attitude mesurée
vis-à-vis de Marx. Cette influence se lit dans toutes ses critiques,
si bien que l'auteur du Capital est celui auquel il ne cesse
de penser sans toujours le nommer et qu'il suit comme son ombre sans
réussir à rejoindre le corps de la théorie. Il sut le plus
souvent garder Engels à distance, et ne pas confondre Marx avec le
marxisme et avec ses « épigones ». Sans toutefois l'exonérer,
il a pris soin de lui rendre justice pour ne pas avoir toujours
établi un rapport mécanique entre la conscience sociale et les
conditions matérielles. La théorie de Marx, explique-t-il, n'est
pas alors science refermée sur elle-même et abstraite, matérialisme
et déterminisme économique se fondent sur deux conceptions
radicalement différentes de l'histoire.
Mais c'est sur deux autres
plans, dialectiquement complémentaires, que s'établit la
césure entre leur conception respective de la révolution et du
communisme. Pour Landauer, la transformation sociale radicale est
possible, elle le fut toujours, et cela indépendamment des
conditions sociales, économiques et culturelles créées par le
capitalisme. Seule la volonté de ne plus être esclave peut ouvrir
la voie à une nouvelle période de civilisation, et c'est pourquoi
l'idée de progrès est étrangère à Landauer, et même celle de
progression. Ne dit-il pas, assez superbement d'ailleurs, que par
rapport à leurs ancêtres, « tous les hommes ont le même âge ».
Face à l'idée selon laquelle
le socialisme devrait nécessairement naître des conditions créées
par le capitalisme, Gustav Landauer se replie sur la thèse
classique, d'autant plus spécieuse qu'elle semble dictée par le bon
sens : le socialisme est partout et toujours possible, et il ne peut
surgir que si le peuple le désire et le construit. Ainsi le dit-il
dans son Appel au socialisme : le capitalisme n'a pas
obligation de se changer en socialisme. Il n'a nulle obligation de
périr. Le socialisme n'est pas davantage obligé d'advenir. Partant,
ce socialisme prolétarien et capitaliste d'État des marxistes n'est
pas obligé d'advenir — et ce ne serait pas une grande perte.
Aucune espèce de socialisme n'a obligation d'advenir. Mais le
socialisme peut venir au monde et il doit même se réaliser quand
nous le souhaitons, quand nous le créonsviii.
Cet argument circulaire
n'infirme nullement la conception du socialisme comme dépendant de
la lutte des classes, mais il introduit la confusion, puisqu'on ne
désire que dans certaines conditions, on ne crée qu'avec ce qui
existe, on ne pense une transformation qu'à partir d'un état de
choses, on ne critique que ce qui se trouve devant soi. Ce que
Landauer appelle le transfert de la créativité humaine à des lois
historiques impersonnelles n'est que la conscience qu'il faut avoir
de ces lois pour en infléchir le sens.
* * *
Disons platement la chose !
Porter un regard sur la réalité sociale à laquelle nous
appartenons, c'est déjà juger et intervenir dans cette réalité.
L'acte de connaître modifie l'objet de ma curiosité, et quand je
comprends les conditions qui me font tel, l'intelligence de ma
situation sociale se transforme en conscience politique et, dès
lors, elle est partie intégrante de la situation matérielle
examinée. Ainsi, le seul fait de parler de « force de travail »
définit la place de l'ouvrier dans les rapports de production et
montre déjà que les chaînes auxquelles sont rivés les opprimés
leur sont imposées, partant que leur condition n'a rien de
volontaire. Comment pourraient-ils se soustraire à l'obligation de
vivre ? Cet abandon de leur droit à l'existence, qui aliène leur «
droit naturel », est une contrainte qui passe ensuite pour avoir été
librement consentie. Tous les rapports sociaux sont donc sous-tendus
par cet acte, et c'est pourquoi l'analyse marxienne commence par un
effort de conscience pour briser les chaînes de cet esclavage.
DISCOURS DE LA SERVITUDE ET DE
SES VOLONTAIRES
Il en est de même de l'autre
versant de l'argument qu'implique l'idée de servitude volontaire, à
savoir qu'il suffirait de ne pas accepter d'être dominé pour être
aussitôt libéré. La « réalisation du socialisme est toujours
possible si un nombre suffisant de gens le souhaite. » Certes, le
socialisme prendrait un visage différent selon le degré de
développement technologique, mais il ne dépend pas de lui, il
dépend des gens et de leur esprit. « Le socialisme est possible et
impossible de tout temps ; il est possible quand les gens qui
conviennent sont là pour le vouloir et pour le faire ; il est
impossible quand les gens ne le veulent pas ou prétendent qu'ils le
veulent, mais ne sont pas capables de le faireix
». Une certaine lecture de Marx avait convaincu Landauer que le
chemin tracé menait à une impasse : on ne peut aller à une société
non autoritaire en passant par l'autorité, ni à une société sans
État en passant par l'État. De même que le prolétariat de
l'entreprise capitaliste et le prolétariat de l'État portent
l'empreinte, en tant que classe, du système dont ils sont le produit
et l'antithèse, de même les marxistes ne transformeront pas l'État
en socialisme, mais c'est l'État qui transformera ces socialistes en
serviteurs de l'État.
Cette véritable métaphysique
se réduit à l'idée que le socialisme est possible s'il se réalise
et qu'il ne se réalise que quand il est possible. Qu'il faut vouloir
pour pouvoir et qu'on ne peut que si l'on veut. Mais s'il en est
ainsi, et que l'homme a accepté à tel moment la servitude, pourquoi
changerait-il à tel autre ? Il faudrait alors croire que certains
rapports de domination et de dépendance qui ont rendu possible cette
acceptation permettent désormais le refus. La servitude dépendrait
donc de conditions particulières ! Quels moments et quelles
conditions ? Il ne peut s'agir de l'influence d'avant-gardes ou
d'individus, car rien n'explique qu'ils aient pu échapper au sort
commun. Nous voilà ramenés non plus à un acte non déterminé,
mais à une situation sociale spécifique, à l'interrogation à
laquelle Leroux et Marx ont tenté de répondre — aux antipodes en
vérité de la question vainement ressassée à la suite de Walter
Benjamin par tant de copistes maladroits : « Pourquoi les hommes ne
se révoltent-ils pas ? » Sans révolte, il n'y aurait pas
d'histoire, les « hommes » se sont toujours révoltés, dans le
silence ou dans la clameur des émeutes qui fait dresser l'oreille
aux puissants et aux gens éclairés, mais le sens de cette révolte
dépend de conditions historiques qu'il ne sert de rien d'annuler
d'un trait de plume.
Que s'il n'y avait pas eu une
série d'incroyables bévues et de provocations de la part de la
royauté absolue soucieuse d'éviter la banqueroute, il ne se serait
peut être rien passé en 1789 de nature à renverser le cours des
choses, nous dit Landauer. Mais comme en d'autres moments des
interventions non moins incroyablement inopportunes ne provoquèrent
rien, ou même le contraire de ce qu'elles auraient pu provoquer en
d'autres moments, le problème reste le même. Nous sommes ramenés à
une interrogation que Landauer se refuse obstinément à prendre en
compte, car l’œil du prophète est toujours tourné vers le haut
ou vers le lointain passé ou à venir, rarement vers le bas, vers
les fondements.
Et telles sont bien les deux
apories, qui renvoient à la structure même de la pensée de
Landauer, et qui montrent que « la révolution » dont il parle
est avant tout un principe spirituel sans enracinement dans les
conditions matérielles d'une époque, capable donc de surgir
et de disparaître au gré de révoltes non moins évanescentes. Le
mot évoque chez lui deux temporalités, deux mondes parallèles qui
en réalité ne se rencontrent jamais. C'est du moins l'idée que
lui-même s'en fait.
Dès lors, effets et temps sont
des catégories inadéquates pour rendre compte de la Révolution,
car elle introduit entre les séquences de l'histoire une identité
mystique qui pulvérise la chaîne des causalités. Voilà qui clôt
avant même qu'il ait commencé le procès historique de la
Révolution, et nous n'avons plus dès lors qu'à imaginer ce
que purent être ces périodes éloignées, puisque aucune de nos
catégories critiques ne peut nous en donner l'idée. Seuls l'art et
la poésie le pourraient, mais en quoi consiste leur lien avec ce
passé ? Les arts sont eux-mêmes aspirés par cette spirale
historique vertigineuse, dans une fuite en arrière, en avant, en
haut, en bas !
*
On comprend que pour Landauer
l'analyse des conditions économiques et sociales soit chose seconde,
sinon secondaire, et que La Boétie occupe cette place à part dans
sa reconstitution d'une généalogie de la révolte idéale. Combien
lui eût été étrangère l'interrogation de Pierre Leroux qui, à
propos du Discours de la servitude volontaire, posait la
question qui coupe en deux l'histoire de l'émancipation, et ouvre la
période des révolutions ouvrières : « Pour que le Contr'un de La
Boétie fût le vrai CONTR'UN, il aurait donc fallu qu'on y apprît
comment les hommes pouvaient se passer d'avoir des maîtres, comment
ils pouvaient vivre entre eux et former une société […], sans se
dominer, sans se commander, sans reconnaître ni supérieurs, ni
inférieursx. »
A défaut de quoi, les hommes peuvent se satisfaire du despotisme de
l'Un qui, à tout prendre, n'est pas pire que le despotisme de
plusieurs, fût-il maquillé en république, laquelle repose sur
l'exploitation du prolétariat « qui est une transformation de
l'esclavage ».
Marx s'est efforcé de répondre
à l'inquiétude de Pierre Leroux en rapportant l'idée de révolution
à un ensemble de conditions historiques définies par le
développement du capitalisme. Non parce que ces « conditions »
seraient un progrès en soi, mais parce qu'elles offraient à la
révolte la possibilité de devenir « révolution » ; c'est-à-dire
que les conditions mêmes, nées de l'interaction entre les luttes
sociales et le développement des rapports de production,
permettraient enfin aux exploités d'établir une société qui
rendrait impossible le retour à la « vieille fange ». Rien de
commun avec ce que Landauer y découvre, à savoir que « le futur
pourrait être prédit avec une certitude mathématique ». Les
premières lignes du Manifeste communiste n'offrent-elles pas
précisément, pour qui sait en déchiffrer la dimension éthique, un
rappel du passé qui montre que la lutte des classes laisse le futur
ouvert sur la liberté et sur l'incertitude.
Chose étonnante, par sa forme
même et par son style, le discours de
Gustav Landauer sur la Révolution se rapporte presque
exclusivement aux événements qui correspondent à un moment de
l'émancipation dite bourgeoise. « Ce sont deux choses différentes,
écrit-il, que le peuple qui fait la révolution, qui, soulevé par
l'esprit d'un petit nombre, accomplit des miracles d'héroïsme, qui
est grand dans le fanatisme sauvage comme dans les actions les plus
sympathiques d'amour et d'empathie, et le peuple qui, ayant reflué,
s'est retiré de l'esprit pour revenir à lui-même ; ce peuple veut
panem et circenses. »
C'est bien des cycles de la
révolution bourgeoise que nous parle ici Landauer, des périodes
d'exaltation et de dépression qu'elle traverse alors que s'exerce
sur le peuple l'attraction de minorités dépositaires de l'esprit
révolutionnaire, minorités qui cèdent ensuite la place à des
tyrans, lesquels disposent alors du pain et des jeux — et des jeux
de l'esprit. Et ce peuple-là, dans cette révolution-là, est
évidemment l'objet de la servitude volontaire et les personnalités
qui surplombent cette histoire naissent elles aussi et se déploient
à l'intérieur du mouvement d'émancipation de la bourgeoisie.
Landauer est le fils de son
époque. Il partage avec beaucoup de ses adversaires, marxistes y
compris, autoritaires en premier lieu, l'illusion qui va devenir un
des lieux communs de la pensée politique moderne, et des anarchistes
: la « vie civile doit être maintenue par l'État tandis que dans
la réalité c'est l'inverse : l'État est maintenu par la vie
civilexi
». Refusez de servir, vous supprimez l'État, « la forme étatique
en soi », et la vie civile revient à sa forme communautaire
idyllique, voire communiste, comme par enchantement !
Simplement, comme on peut supposer que des révolutions ont été
nécessaires pour créer cet État même, « l'État absolu qui s'est
imposé précisément grâce aux révolutions », il faut bien que
cette histoire renvoie déjà à une structure sociale fondée sur
des antagonismes d'intérêts et à des institutions. Qu'est-ce donc
qui organise l'État et fait que tels rapports sociaux correspondent
à telle forme d'État à tel moment de l'histoire ?
Paradoxalement, du moins en
apparence, le Parti d'avant-garde, fût-il marxiste, n'a jamais donné
congé à ces conceptions volontaristes, et on sait ce qu'il advint
en Octobre, quand Lénine pour prendre le pouvoir se convertit pour
un temps à Bakounine faute de trouver chez Marx de quoi légitimer
son entreprise. Celle-ci ne procède-t-elle pas de l'idée fixe qu'il
est possible d'apporter aux opprimés la conscience de leur condition
et de la nécessité de se révolter ? Et, s'ils s'y refusent,
n'a-t-on pas le droit et le devoir de les forcer à être libres ?
L'idée de servitude volontaire devient ainsi l'ultime refuge des
avant-gardes en quête d'une légitimation nouvelle, valable dans une
situation révolutionnaire et plus encore dans une situation de
développement économique où le capitalisme fait appel à
l'innovation et au changement pour assurer la dynamique productive.
C'est ainsi que l'anarchisme coupé de ses racines ouvrières ne
parle plus que de la révolte de l'individu, révolte fondée sur «
le développement de la jouissance de moi-même » (Stirner), et qui
a pu trouver dans l'individualisme exacerbé de la société
marchande un puissant écho. Cette exigence est même devenue un des
ressorts cachés de ce dynamisme, puisqu'une part des revendications
de l'individualisme est reprise et se fond avec celles du capitalisme
de marché. Après le déterminisme des marxistes, c'est au tour de
l'individualisme anarchiste d'apporter de l'eau au moulin de cette «
topie » contre-révolutionnaire, et Landauer n'est pas épargné
plus que d'autres.
LES HABITS NEUFS DE LA
CONTRE-RÉVOLUTION
Erich Mühsam, qui fut proche de
Gustav Landauer et même l'un de ses proches, partageait maintes de
ses idées sur la révolution. Ce n'est pas tant chez les prolétaires
que chez les déclassés, les laissés-pour-compte, qu'il espérait
voir naître une conscience subversive. Eux seuls sont en dehors de
la société capitaliste, donc plus à même que quiconque d'en faire
une critique complète, qui ne se limite pas à l'économie. Mais
quel tropisme de classe exerce son influence sur ces déclassés ?
Leur négation des valeurs de la société capitaliste offre
l'affirmation inversée de la morale de la bourgeoisie ; et, ruse
d'une histoire dont ils pouvaient moins que d'autres soupçonner la
subtilité, une part de leur critique finira par devenir un puissant
adjuvant dans la libération des mœurs et des modes de vie conformes
à la marchandisation complète des sens et de tous les attributs
humains.
Tout ce que ces utopistes
communautaristes avaient rêvé, la transformation des conditions
d'existence quotidiennes dont ils se sont faits les chantres, les
groupes d'affinité et de proximité qui devaient provoquer une
transformation moléculaire des rapports sociaux, bref tout ce
changer la vie avant la lettre dont ils ont été les prophètes
révolutionnaires, voilà qui est devenu la réalité de la topie
capitaliste dans laquelle et avec laquelle nous vivons. Les
avant-gardes ont réussi à vider de son contenu la révolution
sociale pour y injecter leurs propres valeurs, celles de la
révolution sociétale, et l'intelligentsia, fidèle à ses intérêts
de classe, a opéré le véritable Écart absolu : jusqu'alors collée
au marxisme, et à ses promesses de pouvoir, elle s'est retournée
contre Marx et l'utopie révolutionnaire afin de réinvestir son
domaine de prédilection, à savoir le terrain d'une subversion
culturelle politiquement correcte.
Le triomphe du capitalisme de
marché sur le capitalisme d'État a inversé les conditions de la
critique en libérant le capital des contraintes que lui imposait la
lutte contre le « communisme ». Cette liberté nouvelle a révélé
au système que les revendications des avant-gardes culturelles et
politiques n'avaient rien de dangereux pour lui, au contraire. Loin
de pâtir de leur travail de sape non conforme, il pouvait absorber
tout ce qui se trouvait du côté de leur utopie subversive
échevelée, alors qu'il restait réfractaire à l'idée de «
progrès » qui se trouvait du côté de la conception matérialiste
et critique du monde exposée par Marx.
Le capitalisme, malgré les faux
frais occasionnés par cette dépendance, s'est accommodé du
contrôle de l'État le temps de briser les rigidités, de renverser
les barrières et les nationalismes. Ce travail accompli au prix des
convulsions sociales que l'on sait, et dont l'exonèrent aujourd'hui
les chantres de la démocratie de marché, il a remis l'État de
côté, mais de son côté, certes, et sous surveillance, car il lui
reste nécessaire, ne fût-ce que pour garder à l'oeil la critique
institutionnelle des formes surannées de domination et de maîtrise
des esprits. Si bien que l'État s'est lui aussi adapté à ces
nouveaux rapports de production que lui imposent l'innovation et la
stimulation des cycles de rotation du capital. Ce sont les plus
virulents critiques de la bourgeoisie et de sa morale de droit divin
qui, paradoxalement, ont fourni au capitalisme le principe
unificateur dont il avait besoin pour transformer le monde à son
image : changer la vie. Certes, Landauer ou Mühsam auraient vomi ce
monde, mais il faut comprendre, pour préserver leur part d'utopie,
ce que cette société a pu retenir de l'individualisme anarchiste et
de la pensée des avant-gardes poétiques et artistiques qui ont
recueilli cet esprit. Paradoxalement, c'est l'impalpable
scintillement de cette conception spiritualiste de l'histoire qui
assure la séduction que cette œuvre exerce sur certains esprits
alors même qu'ils restent obstinément aveugles quand il s'agit de
comprendre le rapport dialectique qui s'établit entre la conception
matérialiste et critique du monde et l'éthique du comportement
révolutionnaire.
Le capitalisme dans sa
spécificité historique n'a rien à voir avec « l'esprit romain du
commerce et de l'usure », non plus qu'avec « l'individualisme
capitalistique romain » auquel se réfère Landauer. La « topie »
thermidorienne, qui est l'esprit du capitalisme libéré de l'Ordre
moral et de l'État total, cette topie, dont Marx n'a cessé de
scruter le dynamisme, ce qui fait du Capital le livre phare du
XXIème siècle, Gustav Landauer n'a pu en concevoir la substance et
le sens. Cette « topie » moderne, et même moderniste, intègre, en
effet, la conscience d'une régression nullement réactionnaire, mais
attachée à une certaine forme de progrès et de liberté qui est la
forme dernière de la servitude : exploitation et domination se
fondent dans l'échange « démocratique », l'unité de la liberté
d'entreprendre et de prendre se manifeste dans le mécanisme même de
la production et n'a nul besoin du recours à une force extérieure
de contrainte, à l'État total, ou totalitaire, pour s'imposer.
En raison de ces formes
nouvelles d'accumulation et d'exploitation, César rend au
capital, et avec intérêts, ce que celui-ci lui a prêté avec
parcimonie. Il n'est plus, et il s'en faut de beaucoup, le
représentant quasi unique de l'oppression et les services privés
ont leur mot à dire. Voilà qui n'entre pas dans le cadre de la
critique par Landauer des phénomènes de répression et des révoltes
qui semblent ne tourner qu'autour de ce centre fixe. Landauer a beau
admettre que l'État et la société sont étroitement imbriqués,
comme la révolution politique et la révolution sociale, en dépit
de ces formules lapidaires l'État apparaît toujours dans son œuvre
en extériorité, voire en surplomb : comme maître qui se rapporte à
la société par la seule vertu de la servitude volontaire. La cause
devient l'effet, et l'effet la cause.
Révolution et État sont chez
Landauer dans la même relation à l'histoire que celle décrite par
Marx dans La Question juive : « L'État politique se rapporte
à la société civile d'une manière aussi spiritualiste que le ciel
envers la terre. Il se trouve envers elle dans la même opposition,
il en vient à bout de la même manière que la religion surmonte la
limitation du monde profane, c'est-à-dire qu'il est de nouveau
contraint de la reconnaître, de la rétablir et de se laisser
lui-même dominer par ellexii.
» Il nie l'égoïsme de la société civile, et il l'anéantit
idéalement, dans le principe, mais il s'en accommode, comme le Ciel
s'accommode de la Terre et finit même par se soumettre à elle.
La critique de Landauer porte
essentiellement sur ce qu'il considère comme le cœur du
déterminisme marxien : le rapport dialectique, de négation et
d'affirmation réciproques, entre le développement du capitalisme,
les formes de luttes qu'il génère et la révolution. Il doute, il
nie que la classe ouvrière puisse jamais avoir l'importance que Marx
lui attribue dans le processus d'émancipation, et qui découle
de sa centralité dans les rapports de production. Le monde entier de
la domination gravite autour de l'État et [des] formes d'autorité
et de centralisme qui s'y rattachent ». Landauer admet tout au plus
comme évolution que l'Un royal de La Boétie n'est qu'une facette de
la servitude ; mais la clef de la servitude se trouve bien dans cet
Un qui a nom État. Tel est le principe de toute division, comme de
toute unité sociale arbitraire, et il n'est pas étonnant que ce
texte soit devenu en quelque sorte l'anti-Marx des antitotalitaires
qui y découvrent l'alpha et l'oméga des rapports de domination —
à savoir « l'autoservitude, le renoncement à soi-même, la plus
sordide des abjections, la suspicion que nourrissent les hommes non
seulement contre les autres hommes, mais de plus contre eux-mêmes,
ont leur l'origine dans la forme de l'État en soi, qui a mis la
forme de la domination, de l'extérieur, de la mort, à la place de
l'esprit, de la vie ».
Landauer ne demande rien d'autre
aux hommes que de proclamer qu'ils n'ont ni supérieurs ni inférieurs
entre eux, donc qu'ils peuvent en tout temps et en tout lieu se
passer de maîtres ; et qu'il leur suffit d'accorder leur production
à leur consommation pour trouver enfin le remède à tous les maux
et revenir à une existence rationnelle. Aussi le dit-il avec force à
propos du Discours : « Mais Étienne de La Boétie a le mot :
il n'est besoin de rien d'autre pour être libre que du désir et de
la volonté. C'est une servitude volontaire. Il semble presque,
dit-il, que les hommes dédaignent ce précieux bien de la liberté
parce qu'il est trop facile. »
Nul doute que Landauer ne
partage cette pensée. Elle structure en effet toute sa vision des
révoltes dans l'histoire puisque celles-ci se développent sui
generis pourrait-on dire. Nous sommes effectivement aux antipodes
de la conception matérialiste et critique du monde, et de la
conception marxienne de la révolution. On ne lit pas sans quelque
malaise les « Douze Articles de la Fédération socialiste », du 14
juin 1908, année qui suit la publication de Die Revolution. Il
y expose son programme en termes d'une généralité telle que tout
s'y dissout dans une nébuleuse de revendications car, nous disent
les articles 5 et 6, la « tâche » de la Fédération
socialiste « n'est ni la politique prolétarienne ni la lutte
de classe, l'une et l'autre accessoires du capitalisme et de l'État
oppresseur ; sa tâche c'est le combat et l'organisation en vue du
socialisme », et son « action véritable [...] ne pourra commencer
que le jour où des masses et des groupes importants se seront joints
à elle ». Détail révélateur, un tract, diffusé à dix mille
exemplaires par la Fédération, précisait à l'intention des
prolétaires que le modèle de la Fédération serait celui des
sections et des districts des villes à l'époque de la Révolution
françaisexiii.
Une fois encore, la Grande Révolution sert de référence, alors que
Juin 1848 et la Commune ont sonné l'heure des révoltes ouvrières
et du socialisme, et qu'une nouvelle histoire commence. Certes,
Landauer nous dit bien que 1871 marque un tournant en Europe, mais en
quoi consiste vraiment cette rupture...
1905 : L'HISTOIRE EN UN CLIN
D'ŒIL
A l'heure où Landauer revient à
sa table de travail pour écrire Die Revolution, le mouvement
ouvrier a été bouleversé par un événement qu'attendaient depuis
des décennies tous les théoriciens marxistes, tous les contempteurs
de l'autocratie tsariste : une révolte de masse en Russie et la
naissance d'un prolétariat industriel qui ne s'opposait pas
seulement à l'empire knoutocratique, mais qui faisait surgir
spontanément au grand jour ses propres organes de lutte, et des
revendications spécifiques. Or, l'expression de Landauer reste
enchâssée dans une image de la révolte qui semble échapper à
l'histoire réelle, comme si le temps pouvait passer sans sculpter le
visage de l'utopie sur le modèle des nouvelles espérances et sans
que la volonté de changer la vie tienne compte de ce que la vie a
changé. La Révolution de Gustav Landauer est un hymne à la
passion révolutionnaire, rythmé par l'évocation des grandes heures
des révolutions dites populaires, mais où manque curieusement ce
qui devrait être le volet central de cette rétrospective :
l'apparition et la montée d'une force nouvelle dans les luttes, une
analyse de ce qu'elle apporte de radicalement différent, des
perspectives inédites qu'elle ouvre — donc la place que l'individu
révolutionnaire occupe dans cette configuration, puisque « l'homme
est métabolisme » et ne saurait se comprendre sans cette relation
complexe avec un passé immémorial.
*
Nous sommes en effet au
lendemain de la révolution russe de 1905 qui a ébranlé le régime
de l'autocratie tsariste jusque dans ses fondements. Pour Rosa
Luxemburg, Trotski, Lénine comme pour bien d'autres, les formes de
lutte que cet événement a révélées au monde, la grève générale
et les conseils ouvriers, ont infirmé toutes les analyses de la
social-démocratie, toutes les prévisions sur la fonction et la
place de l'avant-garde et de la théorie dans la révolution. Ils
intègrent cette conscience toute neuve dans la lutte politique
qu'ils mènent désormais. Trotski, qui fut président du soviet de
Pétersbourg, prend la plume pour tirer la leçon de ce qu'il aura
vécu de l'intérieur, et ce qui mérite de survivre de l’œuvre du
Prophète désarmant se rapporte plus à cette expérience fondatrice
qu'à l'épopée militaire qu'il illustra de ses talents de stratège.
Lénine doit admettre également
que le rapport masse-parti risque d'être inversé par l'apparition
des conseils ouvriers. C'est le mouvement ouvrier qui en Russie a
apporté une nouvelle conscience à la social-démocratie, dont la
science se trouve elle-même mise à mal par cette irruption dans la
société d'une spontanéité créatrice à laquelle nul ne songeait
l'instant d'avant. On peut dire avec le temps que tout le génie
politique, et même politicien, de Lénine aura été d'intégrer
cette nouvelle donne dans sa conception de la révolution et de la
prise du pouvoir : faire des soviets les relais destinés à assurer
la domination du Parti unique. « Tout le pouvoir aux soviets »,
sous l'égide du comité central du Parti, ce sera la réponse à
cette question et, de ce point de vue, 1905 aura bien été ce qui en
a été dit : la répétition générale d'Octobre, mais à l'envers,
car ce qui avait été l'espoir de cette génération sera
balayé par le bolchevisme triomphant.
Gustav Landauer parle de la
révolution alors même que résonne encore l'écho de ce
soulèvement. Et que reste-t-il de l'histoire dans la vertigineuse
remise en perspective de l'esprit révolutionnaire à laquelle il se
livre ? Une brève allusion à « ce qui a commencé en Russie » et
dont « nul ne peut dire à l'heure actuelle si tout n'en est là
qu'à son éveil ou bien déjà à son déclin ». Après les pages
d'un lyrisme flamboyant sur la chrétienté, la Fronde, la Grande
Révolution, La Boétie et les juristes, on s'étonne de ne rien
trouver de plus sur ce qui fait la nouveauté radicale de la
généalogie du socialisme et du communisme depuis la Conjuration de
Babeuf.
L'ÉTAT DANS LA RÉVOLUTION
Tableau étonnant, à vrai dire,
que cette plongée dans le monde révolutionnaire, car Landauer
semble aveugle à ce qui concerne la révolution prolétarienne pour
ne faire porter la lumière que sur les mouvements les plus radicaux
de la révolution bourgeoise, mais qui restent à l'intérieur de
cette problématique de l'émancipation. Et certes, c'est à partir
de ce mouvement reconstitué que Landauer prétend éclairer les
différentes phases de la civilisation en montrant qu'aucune loi,
aucune idée du progrès ne peut établir une hiérarchie entre elles
et assigner aux époques antérieures une finalité qui serait notre
propre histoire. Mais comment se cristallisent à l'intérieur de
chacune de ces grandes figures de la civilisation les éléments qui
permettent à une autre forme sociale de se développer et de prendre
la succession ; comment ce que Landauer appelle l'utopie donne-t-il
naissance à une topie ? Rien dans cet anarchisme aux accents
mystiques n'apporte de réponses solides aux questions concrètes que
l'histoire pose à ceux qui doivent répondre au jour le jour.
On est confondu de voir que tous
les événements révolutionnaires sont ramenés à cet esprit
qui descend sur les hommes comme pour une parousie. Finalement, les
révolutions seraient-elles autre chose que des hypostases de La
Révolution, cette période caractérisée par la désagrégation
d'une époque organique comme le fut par exemple celle du Moyen Age.
Hormis la recomposition d'une telle époque de civilisation grâce à
l'apparition d'un nouvel esprit unificateur, point de salut !
Il est étonnant d'observer, à
travers ses propres exemples et ses références aux auteurs qui ont
annoncé ou accompagné ces bouleversements, que Landauer ne connaît
de la révolution que le moment pathétique où surgit son acteur
principal, à savoir le peuple. Dès qu'il parle socialisme, ce sont
de telles généralités et de tels lieux communs qui viennent sous
sa plume qu'il est impossible au critique d'en rien retenir. Et en
vérité, si Landauer ne nous livre l'esprit de la révolution qu'en
donnant vie à ces différentes expériences de révolutions
bourgeoises, sans distinguer ce qui en chacune d'elles se rapporte à
telle classe ou à telle autre, ce n'est certes pas par ignorance.
Landauer, qui connaissait de source sûre les travaux de Kropotkine
et l’œuvre des hérauts de la Révolution française, savait ce
qu'il en était mieux que quiconque. Mais il était lui-même soumis
à une logique particulière : c'est la société bourgeoise, c'est
la révolution politique qui porte à son degré d'incandescence
l'esprit politique et qui sacralise le pouvoir de l'État.
L'anarchisme se retrouve ici curieusement proche des penseurs qui
font de la volonté l'âme du monde. Une fois encore, c'est Marx qui
comprit le sens de cette contradiction en analysant les conditions
particulières grâce auxquelles « l'État s'érige en universalité
», et en montrant sur quels antagonismes repose la séparation de
l'État politique et de la société civile — si bien que « dans
ses moments d'exaltation, la vie politique cherche à étouffer le
principe dont elle procède, la société civile et ses éléments,
afin de s'imposer comme la vie réelle et harmonieuse de l'homme, sa
vie générique », et qu'elle doit pour y parvenir « se dresser
violemment contre ses propres conditions d'existence, proclamer que
la révolution est permanentexiv
».
Où trouver l'État dans sa
puissance maximale sinon dans ces moments d'exaltation politique où
la volonté semble venir à bout de tout ! Celui qui fait de ce
pouvoir le pivot de l'oppression ira donc chercher les formes de
l'émancipation humaine dans la critique de ce tout-politique. Comme
il concentre toute son attention sur les formes paroxystiques de la
domination politique, il préfère ignorer l'évidence : que l'État
peut occuper une place dépendante, plus adaptée aux conditions de
l'exploitation flexible ; et que, finalement, la figure du
tout-puissant Égocrate, qui pendant les phases transitoires de
conquêtes impérialistes et d'accumulation « bloquée » semble
tout absorber, disparaît tout aussi vite de l'histoire et ne sert
ensuite que de contre-modèle. Et c'est pourquoi la pensée
antitotalitaire est apparue comme une pensée de l'après-coup,
incapable de voir que les changements intervenus à l'intérieur
du champ totalitaire s'inscrivaient depuis belle lurette dans une
transformation logique des rapports de production. Si les
bureaucrates se sont convertis en serviteurs zélés de l'économie
de marché sans état d'âme, c'est qu'ils avaient depuis longtemps
vendu leur âme au diable capitaliste. Et qu'il ne s'agissait en
fait que d'une seule et même religion.
L'État politique total reste
donc l'alpha et l'oméga de cette analyse critique, et l'idée de
servitude sera à l'unisson. L'aliénation propre à la vie politique
a ainsi déteint sur ceux qui s'en faisaient les plus virulents
contempteurs, et elle les a empêchés de voir que cette forme
transitoire n'était pas la forme de domination de la vie moderne, et
que l'idée de « servitude volontaire » représentait un stade
provisoire de dessaisissement. Une fois menée à terme la révolution
politique et achevés les formes d'accumulation primitives et les
cycles de l'impérialisme, ébauches autoritaires du marché mondial,
c'est le capital total qui prend ses aises, tout autre chose en
vérité que l'État total. La liberté du marché réclame
impérativement son dû, et ceux qui n'ont pas su lire sur les
produits le nouveau chiffre de la Bête, comme Marx le fit, sont
amenés malgré qu'ils en aient à jouer le jeu de la nouvelle
alliance entre la subversion et l'aliénation.
NE PAS RENDRE À CÉSAR CE QUI
NOUS APPARTIENT
Une remarque de Franz
Schoenberner, qui appartenait au journal satirique Simplicissimus,
nous fait comprendre mieux que toute analyse dans quel cercle
aporétique se meut la pensée de Landauer sur la Révolution. Nous
sommes encore un pied dans la guerre, à ce moment tragique de la
révolution de Munich. Landauer parle dans un meeting qui rassemble
les masses avides d'entendre une parole susceptible de leur indiquer
la voie à suivre pour se libérer de leurs conditions de vie
insupportables. Son discours, si l'on en croit Franz Schoenberner, «
était plein d'un profond et passionné pathos éthique, puisé dans
le génie religieux de sa racexv
». Rosa Luxemburg, quand elle s'adressait au même moment aux
spartakistes révoltés, donnait à son engagement un tout autre sens
; elle savait mesurer sa passion éthique aux réalités et aux
obstacles qu'il faudrait surmonter pour ne pas entraîner en un vain
sacrifice ceux qui plaçaient en elle leur confiance. Mais certes, au
regard de l'eschatologie « prophétique » de ce qu'elle n'eût pas
osé appeler « sa race », sans doute avait-elle des accents
réformistes propres à lui attirer les foudres des Isaïe et des
Ézéchiel de la Révolution pure. Il n'est que de jeter un coup
d'oeil sur l'incroyable pandémonium qui règne alors dans les
cercles révolutionnaires de Munich pour se poser la question terre à
terre : La Révolution, pour quoi faire et pour qui ? Pour ne pas
faire mentir les prophètes ?
« Comme tant d'autres
intellectuels socialistes juifs de la classe moyenne, Landauer, nous
dit Eugene Lunn, était plus un idéaliste éthique qu'un politique
pragmatique ou un analyste du social rigoureux. Alors que Marx
réussit plus ou moins à combiner les trois démarches, Landauer
n'en avait nul souci. [...] Il ressemblait davantage à un Isaïe ou
à un Ézéchiel. » Disons plutôt que Marx représente la
cristallisation de courants de pensée nés de l'expérience
ouvrière, et cette synthèse fonde une conception rationnelle de la
Révolution, aussi éloignée des illuminations que des impatiences
de cette « minorité » qui par ses « miracles d'héroïsme »
ou de fanatisme communiquerait au peuple sa passion.
Gustav Landauer, en revanche, ne
voit dans la révolution qu'une aspiration portée sur les ailes du
désir de liberté. D'où cet appel à la révolte contre l'injustice
et l'oppression, qui s'enracine puissamment dans le sentiment de
cette perte d'une unité entre la vie collective et populaire et les
aspirations de l'individu ; mais aussi cette infinie nostalgie des
origines, ce sentiment océanique et incoercible d'une unité perdue
qui le fait se tourner moins vers l'avenir des luttes que vers les
mondes engloutis où disparaissent néanmoins la fragmentation de
l'individu et sa séparation de la communauté. Ce ton unique a une
grandeur tragique, qui est la voix même de Landauer au moment de sa
mort, quand il oppose à la réalité mensongère la vérité de son
rêve. Mais il est une autre espérance vivante, celle que le
mouvement ouvrier dans sa composante « communiste » fait entendre
au même moment par la voix de Rosa Luxemburg et des marxistes, et
elle tient alors en respect le « prophétisme apocalyptique pétri
des imprécations chères à Nietzsche et nourri du système de
négation de l'Unique.
Cette voix s'est tue
aujourd'hui, et « la révolution » semble ne plus répondre qu'à
l'appel d'un anarchisme new-age qui fait flèche de tout le bois mort
amassé au cours des ans tant par les non-conformistes dits de droite
que par les avant-gardes de la subversion. Dès lors, rien d'étonnant
qu'une part de l’œuvre et de la personnalité de penseurs comme
Gustav Landauer fascine et réponde à la recherche en paternité
d'une intelligentsia qui place ses engagements politiques
parfaitement conformes sous le signe du non-conformisme. Elle a
découvert dans ces « racines » libertaires une source de réflexion
intellectuelle inépuisable et de quoi légitimer sa position
schizophrénique comme critique institutionnelle des institutions.
Rien de plus étranger à la
passion révolutionnaire de Gustav Landauer, qui fut à l'opposé de
ce monde, mais qui, pour son malheur, lui est aujourd'hui bien utile
comme contrepartie au matérialisme, voire à l'économisme, d'un
marxisme dont on se demande, au vu des tares que lui découvrent ses
anciens zélateurs, comment il a pu occuper toutes leurs pensées.
Simone Weil, si proche parfois
d'une pensée anarchiste colorée par les irisations de la foi, n'a
pas manqué de donner à l'interrogation de La Boétie un vibrant
écho dans Oppression et Liberté. Et, comme trop souvent
quand elle se tourne vers l'histoire sans majusculexvi,
elle nous a laissé une critique de Marx où défilent nombre des
lieux communs que les milieux antitotalitaires ne manqueront pas
d'utiliser le moment venu, mais elle y met la prudence et
l'intelligence sensible qui lui permettent de voir au-delà même de
ses propres limites.
Après avoir admis que le
matérialisme de Marx ne concerne que la « notion de matière non
physique », la « matière sociale » et « non pas la matière
elle-même xvii
», elle ne craint pas de déclarer que « Marx a purement et
simplement attribué à la matière sociale ce mouvement vers le bien
à travers les contradictions, que Platon a décrit comme étant
celui de la créature pensante tirée en haut par l'opération
surnaturelle de la grâcexviii
» ; qu'il aurait oublié « que la production n'est pas le bien » ;
et que, à l'instar de ses contemporains, il aurait complètement
sous-estimé l'importance de la guerre, car, dit-elle, « le XIXème
siècle a été obsédé par la production, et surtout par le progrès
de la production, et [...] Marx a été servilement soumis à
l'influence de son époquexix
». Autant de contrevérités destinées à ramener Marx dans la
problématique mystico-chrétienne chère à Simone Weil, de manière
à le mesurer à cette aune réductrice.
La conception matérialiste de
l'histoire laisse en effet le problème épistémologique de la «
matière » aux abstracteurs de quintessence, aux philosophes, et
elle s'en tient à l'analyse des rapports de production et de classes
d'une société donnée ; aux conditions « matérielles » qui
définissent ce que Marx pensait être la dernière forme
d'exploitation non parce que la « matière sociale en aurait ainsi
décidé, mais parce que la production permettrait enfin de
satisfaire les besoins du plus grand nombre et que la lutte des
classes « tirerait » l'histoire vers le « bien », à savoir la
solution d'un conflit qui n'aurait désormais plus de raison de s'en
remettre à la « grâce », ou à « l'esprit » pour trouver une
issue.
Chacun aura compris que cette
matière sociale englobe aussi bien la culture que la politique et
l'économie. Quant à l'histoire qui succéderait à la préhistoire,
Marx ne pouvait ignorer qu'elle ne serait à l'abri ni des
souffrances ni des conflits ; mais il pensait, en s'en tenant à une
mesure du « progrès » fondée sur des besoins élémentaires dont
la satisfaction a de tout temps été suspendue à l'activité «
économique », que ces inévitables maux seraient différents de
ceux qui endeuillent les sociétés d'exploitation. Partant, il
n'érigeait nullement « la production » en deus ex machina de
l'histoire, mais il s'efforçait d'en expliquer rationnellement les
effets et son rapport à la structure hiérarchique de la société.
Nous avons cité à dessein
Simone Weil, car on trouve dans son œuvre les marques d'une
composante « mystique » qui ne semble pas étrangère à Gustav
Landauer quand il parle du Moyen Age et de son esprit, quand il
interroge la foi et ses origines, ou quand il soumet à ses critiques
Marx et plus encore le marxisme et la social-démocratie. Mais
surtout, ses pages sur la Révolution, sur l'idée de Révolution, si
denses qu'elles se gravent aussitôt dans la mémoire, nous aident à
comprendre l'interrogation éthique et le doute qu'éveille en temps
ordinaire cette idée d'un bouleversement social irréversible. Les
uns vivent ces heures comme accomplissement d'une passion héroïque
qui seule permet d'échapper aux impératifs de la gravité sociale,
et la mort est le couronnement tragique de ce qui met en jeu
totalement leur existence ; alors que les autres, la majorité des
individus soumis à la loi commune, ne peuvent accepter de faire
dépendre leur vie de valeurs qui ne répondent en rien à leurs
conditions d'existence. Déduire du fait qu'ils renoncent à se
révolter que leur attitude est l'expression d'une servitude
volontaire revient à nier en eux la part de liberté à laquelle on
en appelle pour les libérer au nom de « la révolution ».
Contradiction logique dont on ne peut sortir que par une autre idée
de l'émancipation.
UN MÊME NOM POUR DEUX VISAGES
Et c'est pourquoi Simone Weil ne
craint pas de porter la main sur le saint des saints : « Il est
cependant, depuis 1789, un mot magique qui contient en lui tous les
avenirs imaginables, et n'est jamais si riche d'espoir que dans les
situations désespérées ; c'est le mot de révolution », dont on
peut se demander « s'il n'est autre chose qu'un mot, s'il a un
contenu précis, s'il n'est pas simplement un des nombreux mensonges
qu'a suscités le régime capitaliste dans son essor et que la crise
actuelle nous rend le service de dissiper. Cette question semble
impie, à cause de tous les êtres nobles et purs
qui ont tout sacrifié, y compris leur vie, à ce mot. Mais seuls les
prêtres peuvent prétendre mesurer la valeur d'une idée à la
quantité de sang qu'elle a fait répandre ».
Un mot, en effet, un mot qui n'a
jamais rien voulu dire en soi, puisqu'il peut se rapporter aussi bien
aux anonymes sans voix qu'aux thermidoriens, à Carnot comme à
Babeuf, aux ouvriers révoltés de Gdansk comme à Walesa, docile
instrument de l'Église auprès de Solidarnosc, et, plus près de
nous, aux « révolutions » dites rose, orange, de velours — «
déferlante émancipatrice de la société européenne », si l'on en
croit l'ex-maoïste André Glucksmann, « déferlante » sous
influence dont le seul but et le seul résultat furent d'émanciper
la propriété privée des contrôles de la politique, donc
d'installer le capitalisme privé en ses terres d'exploitation. Ces
coups d'État à figuration plus ou moins populaire inaugurent une
ère que d'aucuns peuvent faire entrer dans le cycle des «
révolutions » d'autres dans le cycle des contre-révolutions.
Si l'on cesse de se rapporter à
des abstractions historiques, à des termes plus ou moins biaisés et
qu'on prend soin, pour juger les événements en fonction de
l'intérêt des classes en présence, de définir les mots
conformément à ceux qui portent ces intérêts et les défendent,
on peut dire alors que la révolution de 1789 comme celle d'Octobre
ont eu un double sens : l'arrivée au pouvoir des uns s'accompagne de
l'éviction des autres, et les uns comme les autres étaient pourtant
convaincus au départ de défendre le même idéal. « La révolution
» a toujours le visage de Janus. Encore convient-il de ne pas se
tromper de face ! C'est ce que nous apprend le matérialisme marxien,
qui nous renvoie à une tout autre lecture que celle que nous
proposent Simone Weil ou Gustav Landauer.
Prenons par exemple la Fronde,
présente en quelques pages lumineuses dans Die Revolution, comme
répétition générale de la Grande Révolution. La révolte contre
l’empiétement du pouvoir royal, révolte d'une aristocratie
tisonnant la colère « populaire », qu'offrait-elle comme
possibilités d'émancipation aux véritables opprimés ? Landauer
n'entre guère dans le détail des antagonismes que masque un
objectif commun nullement « révolutionnaire ». Finalement, la
royauté absolue qui sort des barricades domestique cette noblesse
encore pleine d'énergie et sape ainsi sa propre base politique. Mais
une classe nouvelle, celle qui se fera entendre en 1789, a mesuré
ses intérêts et ses limites. « Le peuple » a remis les clefs du
véritable pouvoir à la bourgeoisie, et elle ne va pas tarder à en
ouvrir les portes. Pour l'heure, elle se réfugie et se renforce à
l'ombre de la couronne et continue en silence « sa » révolution.
Quelle Révolution finalement ?
Les
révolutionnaires de 1789 furent à la fois vainqueurs et vaincus.
Mais qui furent-ils ? Ceux qui ont fait la Révolution, les paysans
et les bras-nus, n'appartenaient pas forcément aux milieux
révolutionnaires, et ils n'en ont pas moins infléchi le sens de
l'histoire en y instillant un principe nouveau, tandis que d'autres
faisaient main basse sur les biens nationaux. Le sens du mot «
révolution » dépend finalement de la réponse à quatre questions
: qui, quoi, pourquoi, comment ? « Parce que nous voulons refaire
[la révolution], écrivait Babeuf dans Le
Tribun du peuple, ils
nous traitent d'anarchistes,
de factieux,
de désorganisateurs.
Mais c'est par une de
ces contradictions toutes semblables à celle qui leur fait appeler
révolution la contre-révolution. » Et d'ajouter dans ce même
article : « Mais tel est le dictionnaire des palais, des châteaux,
des hôtels, que les mêmes expressions offrent toujours l'inverse de
signification qu'on leur reconnaît dans les cabanesxx
» Une lucidité qui donne à l'expérience de Babeuf cette
densité qui manque parfois au lyrisme de Landauer.
La révolution en soi, la
révolution telle qu'en elle-même est un songe-creux que chacun peut
remplir de ses chimères. Avec l'« idée » de Marx, la révolution
se place à distance aussi bien des billevesées de la « liberté
libre », libre de toute détermination, que du déterminisme
historique de la social-démocratie ou du volontarisme des grands
Jacobins qui curieusement n'est pas étranger à la conception de
l'histoire des anarchistes.
On reste avec Die Revolution
au centre de l'ambiguïté si cruellement soulignée par Simone
Weil, à savoir que les sacrifices consentis par des révolutionnaires
intransigeants, animés d'une foi sans partage dans l'idée de
bouleverser le monde, ne donnent pas pour autant crédit à leur
croyance ni à leurs actions. Simone Weil en déduit que l'idée même
de révolution, une fois revue et passée au feu du doute, n'apporte
pas de réponse à nos interrogations. Nous pensons plutôt que cette
idée de révolution doit être soumise à la notion de spécificité
historique, et que l’œuvre de Landauer doit à son tour répondre
au postulat marxien de la contingence historique de toutes les
théories, comme d'ailleurs le matérialisme historique.
Marx a pu écrire que les
Communards étaient montés à l'assaut du Ciel. Mais on peut dire
aussi qu'ils ont fait redescendre la Révolution du Ciel sur la
Terre, et que le mouvement ouvrier, à commencer par le syndicalisme
révolutionnaire, ne s'est pas ensuite écarté de cette recherche
désespérée de moyens capables d'inscrire enfin les principes
utopiques sans les soustraire à la réalité. Nous sommes bien loin
alors des raccourcis historiques de Landauer, qui nous montre à
l’œuvre dans l'ancienne Russie les « hommes d'essence créatrice,
qui ont encore en eux le chaos et la force du mythe, ne possèdent
pas spécialement de logique, d'esprit de conséquence ou de rigueur
» ; et qui semble retrouver ce même esprit dans « la révolution,
qui dans les guerres hussites et les guerres des paysans et d'autres
mouvements semblables avait essayé pour la dernière fois et pour
longtemps de changer la vie, toute la vie, et surtout ce qu'on
désigne aujourd'hui par conditions économiques et sociales ».
Babeuf, Eugène Varlin, Fernand
Pelloutier, Jules Andrieu, Rosa Luxemburg — cette généalogie nous
mène ailleurs, aux côtés de gens qui ont « essayé » de faire en
sorte que le « peuple », si souvent invoqué par Gustav Landauer,
tienne compte des conditions dites économiques et sociales et donne
un sens radicalement nouveau à l'idée d'émancipation. Ce « peuple
» prend alors un visage bien différent de celui que sculpte
Landauer à l'image de ses propres aspirations. C'est en cela que
réside le véritable renversement de perspective qu'opère une «
Révolution » qui peut difficilement respirer à cette hauteur où
Landauer entend trop souvent l'élever.
La formule de Breton : «
"Transformer le monde", a dit Marx ; "Changer la vie",
a dit Rimbaud : ces deux mots d'ordre pour nous n'en font qu'un »,
s'est trouvée par la force des choses décomposée en ses deux
parties. La seconde proposition a progressivement absorbé la
première, et ce mouvement est au cœur de la régression actuelle.
Depuis la Commune de Paris et son échec, la révolte ouvrière a
cherché à sortir des sentiers battus pour ne pas retomber dans les
mêmes sanglantes ornières. Elle est devenue le ressort d'une pensée
de transformation du monde soudée à une éthique du comportement
révolutionnaire. Et sur cette base s'est développée une remise en
cause de l'intelligentsia spécialisée et domestiquée, toujours en
quête de nouveaux travestissements idéologiques pour masquer ses
intérêts de classe. Après s'être reconnu un temps dans le
marxisme, le « socialisme des intellectuels » s'est progressivement
éloigné de toute conception matérialiste
et critique de l'histoire pour mettre l'accent sur la dénonciation
du Pouvoir et de l'Ordre moral — et revendiquer d'autres pouvoirs
et un autre ordre, plus conformes à ses intérêts et à sa morale.
Toute critique relevant de la
lutte des classes a été écartée insidieusement au prétexte que
la thèse « matérialiste » de Marx, en fait celle de tout le
mouvement ouvrier organisé, versait dans un pur économisme, une «
idéologie productiviste », et attelait la théorie révolutionnaire
au char de triomphe du capitalisme. Ainsi réapparaissent selon les
besoins l'envers ou l'endroit d'un psychologisme à l'épreuve du
temps : côté face, les opprimés se complaisent dans leur servitude
; côté pile, la liberté est à portée de leurs mains quelles que
soient les conditions historiques, mais ils n'ont pas de mains pour
la prendre. Dans les deux cas, les maîtres ont l'avenir devant eux.
On voit comment une saine
réaction contre le marxisme orthodoxe, imprégné par un
matérialisme mécaniste depuis longtemps hors d'usage, a pu
infléchir le sens de l'analyse au point d'inverser toutes les
propositions marxiennes et de revenir, dans la configuration
intellectuelle de Mai 68, à une conception volontariste et
psychologisante de la critique sociale. Demandez l'impossible, et le
possible vous sera donné de surcroît. Quel possible ? De même que
Herbert Marcuse, quand il réactualise les idées sur les «
outsiders », ne fait que retrouver une idée vieille comme le monde,
le monde du capitalisme s'entend, de même Karl Korsch, dans ses
thèses sur le marxisme et l'anarchisme, rejoint Gustav Landauer et
une critique anarchiste récurrente — celle qui croit qu'il n'est
besoin que d'exclure la « science » de Marx afin de rendre à la
conscience révolutionnaire sa place dans l'histoire.
DIRE LA SERVITUDE
La thèse de Karl Korsch sur «
l'identification mystique du développement de l'économie
capitaliste avec la révolution sociale de la classe ouvrière » a
été tant de fois répétée qu'elle semble relever de l'évidence.
Mais ne fût-ce que pour pouvoir parler de révolution sociale, il
fallait bien que l'économie capitaliste se soit développée jusqu'à
créer une classe ouvrière susceptible de concevoir un changement
radical de ses conditions d'existence, premier pas vers son
émancipation. Sauf à penser que la révolution et le socialisme
étaient depuis toujours à l'ordre du jour, ce qui passe pour une «
identification mystique » n'est que le résultat d'un
bouleversement des rapports sociaux que l'analyse des conditions
historiques de la production ne pouvait ignorer. En revanche, l'idée
que la révolution sociale radicale puisse être compatible avec
n'importe quel état de la société, cette idée procède bel et
bien d'une mystique de la révolte : celle-ci aurait été alors
toujours identique à elle-même, et rien ne différencierait les
luttes de la classe ouvrière des autres mouvements populaires.
Landauer
reprend le mot de La Boétie. « Il n'est besoin, dit-il, de rien
d'autre pour être libre que du désir et de la volonté. » La
tyrannie « n'est pas un mal extérieur, mais un manque à
l'intérieur ». Il n'est que de ne pas consentir à la servitude
pour être libre et pour retirer au tyran son pouvoir. Mais d'où
viennent les conditions et les moyens de ne pas consentir ? Mystère,
donc, mystère de l'âme humaine qui ignore la contingence, et c'est
pourquoi « la révolution », quand on l'appelle, est partout la
même, partout possible et à chaque moment, ainsi que le socialisme.
Et c'est pourquoi aussi la question de La Boétie est pour Landauer
le dernier mot du catéchisme révolutionnaire, « le microcosme de
la révolution », dont il suffit d'égrener les thèmes. Pas
étonnant, dès lors, que cet essai « annonce ce que plus tard
diront dans d'autres langues Godwin et Stirner, et Proudhon et
Bakounine et Tolstoï : c'est en vous ; ce n'est pas au-dehors
; c'est en vous-même ; les hommes ne doivent pas être liés par la
domination, mais alliés comme des frères. Sans domination ;
an-archie ». Sans doute, mais cela est soit inscrit dans la nature
humaine, et immuable, soit produit de l'histoire, et tributaire de
conditions qu'il convient de changer.
La Révolution est désormais
entre les mains de l'individu qui peut faire fi des conditions
sociales « extérieures ». La dimension « sociétale » qui se
substitue aujourd'hui à la dimension sociale était déjà au cœur
des théories anarchistes. Mais paradoxalement, il lui aura fallu
attendre les conditions spécifiques créées par le capitalisme pour
prendre son essor !
L'idée de « servitude
volontaire » revient ainsi hanter le monde moderne. Toutefois, alors
que La Boétie, par le seul fait de poser ainsi le dilemme, retirait
au tyran tous ses attributs collectifs et le forçait d'apparaître
nu dans son isolement, et quelque peu fluet sur son trône, désormais
c'est à l'envers que la question est posée, pour mieux revêtir le
pouvoir tyrannique de son camouflage démocratique. Ce sont les
opprimés qui doivent eux-mêmes chanter les louanges de la servitude
sur l'air de la liberté. Pis encore, invoquer La Boétie revient à
mettre sur le même plan toutes les révoltes, puisque toutes les
oppressions ont le même statut, et dans la nuit de la servitude tous
les opprimés se ressemblent : paysannerie du monde antique,
habitants des cités de la Grèce, plèbe de la Rome des Gracques,
esclaves et petits propriétaires ruinés de la révolte de
Spartacus, révoltes paysannes de la féodalité ou flambées
hérétiques de la chrétienté, guerre des paysans de la Réforme,
Révolution anglaise, Révolution française — tout est dans tout
et tout est du pareil au même, et tout étant toujours possible,
tout finit par un couplet du Contr'un, interprété à
contresens des vœux de son auteur : Révoltez-vous, et tout vous
sera donné de surcroît !
« Domination et exploitation ne
sont qu'une seule et même idée », dit Marx dans une lettre à
Arnold Ruge de 1843. N'en déplaise aux interprètes trop pressés
d'attribuer à Marx ce qui leur revient, Le Capital en est
l'illustration, qui déploie d'un bout à l'autre une réflexion sur
leur enchevêtrement inextricable dans les rapports de production
capitalistes. C'est pourquoi Marx est devenu la pierre de touche
capable de faire dire à la pensée thermidorienne ce qu'elle
voudrait dissimuler dans la mesure où toute la régression politique
passe par les critiques qui sont dirigées contre la conception
matérialiste de l'histoire ; et où c'est par ce détour qu'il est
fait table rase d'une réflexion sociale radicale sur la révolte et
la révolution. La « relation politique de pouvoir précède et
fonde la relation économique d'exploitation ». Pierre Clastres nous
livrait là ce qu'il pensait être la leçon de son étude des
sociétés primitives. Il n'imaginait certes pas que cette thèse,
adaptée aux conditions nouvelles de la lutte contre le «
totalitarisme », deviendrait en quelque sorte l'expression
ordinaire d'une inversion de causalité destinée désormais à
mettre l'exploitation hors la critique de la domination. S'il nous
fallait risquer un anachronisme landauerien, nous parlerions à ce
propos de la thèse centrale d'une nouvelle « topie » de la
philosophie politique. N'est-ce pas cette séparation opérée entre
pouvoir et exploitation qui a permis à la démocratie de se libérer
de l'idée d'oppression économique pour se déployer dans le ciel de
l'égalité citoyenne ?
C'est Jean-François Lyotard qui
a donné à la notion de servitude volontaire une expression conforme
à la nouvelle configuration et instillé ainsi dans les théories
les plus réactionnaires le supplément « psy » sans lequel elles
ne pouvaient plus s'imposer aux esprits. « Les sans-travail anglais
ne se sont pas faits ouvriers pour survivre, ils ont —
accrochez-vous ferme et crachez-moi dessus — joui de
l'épuisement hystérique, masochiste, de tenir dans les
mines, dans les fonderies, dans les ateliers, dans l'enfer, ils ont
joui dans et de la folle destruction de leur corps organique, qui
leur était certes imposée, ils ont joui qu'elle leur soit imposée,
ils ont joui de la décomposition de leur identité personnelle, de
celle que la tradition paysanne leur avait construite, joui de la
dissolution des familles et des villages, et joui du nouvel anonymat
monstrueux des banlieues et des pubs du matin et du soir xxi.
»
Que les vrais déracinés, les «
sans » feu ni lieu, aient dû pour survivre à la disparition de
leur monde vendre une force de travail interchangeable et trouver
dans le nouveau système qui s'était imposé des raisons de vivre,
sous peine d'être « détruits » corps et âme ; que leur appareil
pulsionnel et psychique se soit à leur corps défendant conformé à
la condition sociale à laquelle ils étaient rivés — quel «
masochisme », en vérité ! Le « jouir de leurs entraves » permet
à Jean-François Lyotard, économiste de la libido, de brosser avec
complaisance le tableau de la moderne servitude volontaire, décalque
inversé du « jouir sans entraves », ce nec plus ultra de la
petite-bourgeoisie intellectuelle enragée qui mesure tout à l'aune
de son propre rapport aliéné à la réalité sociale : elle aspire
à prendre place dans le monde qui l'opprime, et elle ne critique son
oppression que s'il refuse de la lui accorder. « Aucune loi n'oblige
le prolétariat à se soumettre au joug du capital, c'est la misère
et le manque de moyens de production qui l'y contraignent. » Qui
parle ainsi ? Rosa Luxemburg. Dans son ignorance de cette
incomparable jouissance, elle mesurait la contrainte à l'aune
de cet économisme » qui faisait dire à ce grand maladroit qui fit
un jour Alceste qu'il faut manger pour vivre.
Cornelius Castoriadis, sans pour
autant comprendre quel rapport de classe sous-tendait désormais la
présence insistante d'une telle idéologie, n'en observait pas moins
avec pertinence les premiers signes d'une dilution de la critique
sociale dans une pensée de la subversion parfaitement adaptée aux
nouvelles formes de la domination. Et l'inconscience de classe ne
l'avait pas encore aveuglé au point de voir dans Deleuze, Foucault
et leur suite des « libertaires », non plus qu'en Sartre un
révolutionnaire dont les audaces journalistiques auraient valeur
exemplaire. « Les divertisseurs sont là. Les uns font joujou
avec le "désir", la "libido", etc. », tandis
que leur « complément rigoureux, Foucault (ce siècle sera
deleuzien ou ne sera pas, dit-il. Rassurons-nous : il n'est pas)
présente toute la société comme entièrement résorbée
dans les rets du pouvoir, gommant les luttes et la contestation
interne qui mettent celui-ci en échec la moitié du temps. (Aux
dernières nouvelles, il a découvert lui aussi une "plèbe"
— mais qui se "réduit" dès qu'elle "se
fixe elle-même selon une stratégie de résistance". Résistez
si cela vous amuse — mais sans stratégie, car alors vous n'êtes
plus plèbe mais pouvoir)xxii
».
Si ce n'était galvauder les
termes, nous pourrions dire que, contre la mystique de la révolution,
se dessine ici sa contrefaçon, une pseudo-mystique de
l'exploitation. L'ultime pensée des maîtres se projette sur les
opprimés pour leur attribuer leurs propres affects et faire de leur
nécessité la vertu sociale. La violence brute imposée par le mode
de production répondrait aux aspirations les plus secrètes des
exploités, victimes consentantes, heureuses d'être sacrifiées sur
l'autel de l'accumulation primitive. Ainsi grâce aux nouveaux modes
de vie, les intellectuels néo-soixante-huitards, thermidoriens
nourris de théories modernes et qui accèdent enfin à la maîtrise,
ont ajusté leur nouvel habillage et moulé leur style et leur
langage sur cette vision du corps exploité conforme à un «
culturalisme » bien compris. Le corps physique écrasé disparaît
au profit du corps consentant, et l'idée de servitude désirante
s'installe dans les replis de l'inconscient et innerve toute la
culture, et l'art d'avant-garde en premier lieu. La machine
opprimante n'aurait fait que répondre à la machine désirante des «
sans » . C'est la négation du sens que La Boétie entendait
donner à son Discours ; la négation de l'esprit de la
révolution selon Landauer.
La réaction, qui emprunte ses
couleurs à la palette de Mai 68, tient tout entière dans
l'inversion de causalité si bien mise en lumière par l'auteur du
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi
les hommes.
Jean-Jacques Rousseau prolonge
ici sans aucun doute possible l'interrogation de La Boétie, mais la
bourgeoisie s'est déjà si bien élevée que le pouvoir n'a plus
seulement la couleur du religieux et du juridique. Il s'inscrit assez
crûment dans les formes d'accaparement et de spoliation économiques.
Aussi Rousseau recentre-t-il sur une base quasi « sociale » le
problème en soulignant que, plus encore que l'esclavage, domination
et servitude renvoient à l'enracinement de la loi dans l'opposition
entre riche et pauvre. C'est illusion de penser que les ilotes se
satisfont de leur condition au point d'aliéner librement leur droit
au profit de ceux qui les pressurent. L'opposition dominant-dominé
masque en fait l'acte de dépossession originel qui a la richesse et
l'accaparement pour pivot. Le riche, pressé par la nécessité de
protéger ses biens, « inventa des raisons spécieuses » de manière
à faire croire que la loi qui soumet également « le puissant et le
faible à des devoirs mutuels » bénéficie au second en premier
lieu. Ainsi, « tous coururent au-devant de leur fer croyant assurer
leur liberté . Mais, en réalité, les lois, sous figure d'égalité,
« donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces
au riche » et « d'une adroite usurpation firent un droit
irrévocable, et pour le profit de quelques ambitieux assujettirent
désormais tout le Genre-humain au travail, à la servitude et à la
misère . Mettre au jour la violence que recouvre cette aliénation
dite volontaire, c'est légitimer le droit de révolution, qui
devient alors un geste de réappropriation, la négation en acte des
sophismes des politiques qui « attribuent aux hommes un penchant
naturel à la servitude » — et se réservent ainsi le droit de les
satisfaire. Et c'est en examinant « les usurpations du gouvernement
» que Rousseau, dans le Contrat social, montre qu'il n'est
pas même besoin de l'acquiescement des dominés pour que le maître
déduise de son pouvoir acquis la légitimité de son usurpation et
lui donne l'onction de la servitude volontaire, « de sorte qu'il se
prévaut d'un silence qu'il empêche de rompre, ou des irrégularités
qu'il fait commettre, pour supposer en sa faveur l'aveu de ceux que
la crainte fait taire, et pour punir ceux qui osent parler.
La démocratie ne dessine que
les figures de la domination, les transformations des formes du
pouvoir politique, et laisse de côté l'exploitation, l'économique,
véritable fondement de l'inégalité qui, dès lors, ne peut être
changée que par une action radicale sur les rapports de production —
une révolution. Le « totalitarisme », qui prétendait faire d'un
changement autoritaire des rapports de propriété le levier de cette
transformation du monde, a démontré, a contrario, que la
volonté politique était impuissante à infléchir l'histoire, que
l'aiguille revenait toujours au point de départ quand on ne
respectait pas la mesure du temps.
L'utopie a encore un avenir
devant elle précisément parce qu'elle s'arrache à cette
configuration sophistique qui est devenue une partie de la topie de
notre siècle, la pensée de la domination démocratique au service
des maîtres modernes. Si l'on s'en tient à Pierre Leroux et que
l'on rapporte son exigence à la situation créée aujourd'hui par la
« démocratie », système de domination qui a chassé la tyrannie
par la porte, mais l'a laissée revenir par tous les espaces qu'elle
aménage dans les institutions, on en arrive au subtil
désenchevêtrement qu'opère Blaise Pascal : « Il est dangereux de
dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n'y obéit
qu'à cause qu'il les croit justes. C'est pourquoi il lui faut dire
en même temps qu'il y faut obéir parce qu'elles sont lois, comme il
faut obéir aux supérieurs non parce qu'ils sont justes, mais parce
qu'ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue, si
on peut faire entendre cela et que proprement [c'est] la définition
de la justicexxiii. »
Posons le problème en termes
plus prosaïques : l'intériorisation des normes de la servitude doit
nécessairement être dite volontaire, sinon elle échouerait
à dissimuler le fait qu'elle ne l'est pas ; et essayons de trouver
la formulation « matérialiste » qui nous sortirait du cercle
vicieux dans lequel tourne l'anarchisme « sociétal » : quels
appareils de médiation politiques et économiques sont
nécessaires pour faire apparaître la situation sociale des
catégories les plus infortunées comme consentement à leur propre
asservissement ?
Tel a été pour Marx le sens
même de son analyse du système d'oppression, et comme sa réponse
prend le contre-pied de toutes les voies que la psychologie emprunte
infatigablement pour nous convaincre que nous sommes peu ou prou des
volontaires de la servitude, et qu'il suffirait de vouloir changer la
vie pour que la vie change, il s'est d'emblée placé du côté de
l'utopie actuelle, de cette autre idée de la révolution qui rejoint
et complète celle de l'anarchie — l'une et l'autre restant
inachevées, réunies par les mêmes ennemis, libertaires ou
marxistes, qu'importe !, qu'il faut savoir nommer aujourd'hui pour
savoir nommer ceux d'hier.
Dans la conclusion de son
ouvrage sur Marx et Keynes, un des livres les plus féconds
que nous ait légués le marxisme pour nous éclairer sur la période
actuelle, Paul Mattick interroge lui aussi l'idée de révolution.
Mirage ou passage obligé pour atteindre une terre promise qui s'est
jusqu'ici dérobée à notre vue et qu'on pare alors de toutes les
vertus ? « Il se peut, dit-il, que le socialisme soit une chimère
et que la société soit vouée à rester une société de classes »,
car « on chercherait en vain une force sociale véritablement
décidée à inscrire ce projet dans les faits ». « L'ère des
révolutions est peut-être close. » Mais parmi les raisons qui
rendent, selon lui, encore concevable et possible une « révolution
socialiste », arrêtons-nous à deux remarques complémentaires : «
Nonobstant les différences de situation sociale au sein de chaque
classe, la société capitaliste comprend seulement deux classes
fondamentales. » — « La classe dirigeante ne peut se comporter
autrement que ce qu'elle faitxxiv
», la loi générale de l'accumulation capitaliste et sa tendance
historique restent les mêmes.
Les premières citations nous
reportent à une idée de la révolution qui romprait radicalement
avec « tous les mouvements du passé [qui] ont été le fait de
minorités, ou faits dans l'intérêt de minorités » ; nous y
retrouvons l'image du Manifeste communiste sur l'immense
majorité qui serait désormais sujet et objet de cette
transformation. Les secondes balaient l'illusion tenace selon
laquelle on pourrait changer si peu que ce soit l'ordre des choses en
bricolant le système d'exploitation et de domination, et nous
revenons derechef soit aux intuitions de Landauer, soit à l'analyse
rigoureuse de Marx, l'utopie révolutionnaire et l'anarchisme, qu'il
nous faut creuser pour voir comment elles s'enrichissent l'une
l'autre, et se complètent.
Dans le désert mental il n'est
jamais de pays conquis », disait Roger Gilbert-Lecomte, un des rares
poètes d'un siècle qui s'il a parlé d'abandonce de « poésie »
n'a su en présenter qu'une version contrefaite, conforme à la «
déconstruction » qui en a été faite. Et tout est toujours à
reconquérir, ajouterons-nous pour prolonger l'image de
Gilbert-Lecomte. Car un tel désert n'est pas seulement silence et
vide à perte de vue ; le vide est partout envahi de mirages qui se
donnent pour la réalité et égarent ceux qui cherchent la source de
la révolte en dehors des chemins battus et rebattus. Aussi, afin de
découvrir quelques-uns des « éléments de culture » qui font si
cruellement défaut aujourd'hui pour penser la dissidence et la
révolution, convient-il de reconquérir cet espace sans égard pour
les châteaux de sable que nos aînés ont abandonnés derrière eux.
Et admettre notamment que « l'extension de la problématique
révolutionnaire à tous les domaines de la vie, et en premier lieu
de la vie quotidiennexxv
», ne peut se comprendre aujourd'hui que comme extension de la
problématique révolutionnaire par une certaine classe à tous les
domaines de la vie, et en premier lieu de la vie quotidienne d'une
petite-bourgeoisie intellectuelle qui s'est réapproprié tout le
passé, à commencer par celui de la classe ouvrière, et l'exploite
à ses propres fins.
Comme il fallait hier arracher
Marx aux marxistes de la chaire et aux contournements théoriques des
trotskistes pour retrouver Marx tel qu'en lui-même, c'est-à-dire
Marx critique du marxismexxvi,
il faut procéder de la même manière avec Gustav Landauer :
l'arracher aux anarchistes de la chaire, souvent transfuges des
chapelles marxistes reconvertis dans le libertaire académique. Une
fois occulté le principe de spécification historique, qui permet de
replacer les idées de Landauer dans leur temps, ne trouvent-ils pas
facilement dans cette œuvre les germes de l'idéologie qui devaient
si bien prospérer avec eux et grâce à eux sur le terrain du
capitalisme sociétal ? Illustration tragique, qui se fait aux dépens
de Landauer, de son idée selon laquelle le passé revient toujours
hanter le présent et ne disparaîtra vraiment que quand la
révolution aura définitivement enterré cette histoire et ceux
qui s'en font les hérauts.
Tout ce qui était alors
inquiétude justifiée devant une évolution dont on pouvait craindre
le pire, on le retrouve intégré pour une large part dans ce fatras
mystico-romantique, culture de la subversion dont le but est avant
tout de mettre toute idée de lutte des classes de côté ; et de
concilier dans un nouveau juste milieu existentiel les deux choses
que Landauer n'a jamais cessé d'avoir en horreur : un engagement,
voire un embrigadement dans l'avant-garde d'un nouveau pouvoir ; la
soumission aux exigences culturelles de l'État. Après le marxisme,
c'est l'anarchisme qui donne des gages à Thermidor, et la boucle de
la topie réactionnaire contemporaine se referme ainsi sur elle-même.
RUPTURE DE GÉNÉALOGIE
Quand on interroge les
événements, ceux de 1793, comme ceux de la Commune, ou ceux qui ont
précédé et accompagné l'effondrement de l'Empire bismarckien, on
prend conscience d'un phénomène qui remet les prétentions des uns
et des autres à leur place : « la révolution », pour autant qu'on
ne parle pas d'un esprit qui survole les siècles mais d'un événement
enraciné dans les besoins, les intérêts et les désirs des
opprimés, n'a pas davantage obéi aux prophéties des anarchistes
qu'aux commandements des marxistes ou autres théoriciens chargés
d'ouvrir les chemins de l'avenir. Le supposé déterminisme des uns
et la prétendue liberté absolue des autres les ont tous laissés en
suspens devant un élément, la spontanéité révolutionnaire des
masses, que Rosa Luxemburg avait su mesurer sans pour autant lui
reconnaître les vertus miraculeuses que certains par la suite ne
manquèrent pas de lui attribuer, pour en faire à leur tour un
principe mystique, la clef d'une théorie passe-partout de
l'histoire.
Aussi, ce qui se substitue
aujourd'hui au roman de la révolution pour lequel bolcheviks et
anarchistes ont chacun écrit un chapitre sans nous éclairer
davantage sur le nœud de l'intrigue relève d'une question éthique
fondamentale : que signifie être révolutionnaire dans notre société
? Qu'implique l'acte de révolte absolue que Breton, par exemple,
mettait au centre de son refus, l'acte de foi qui consiste à
postuler que « la révolution » viendra résoudre tous les
problèmes ? N'est-ce pas le fantasme des milieux ultra-gauchistes de
toujours rejeter à demain ce qui n'a pas eu lieu le jour même, et
qui était pourtant déjà le lendemain du jour d'avant ?
Dans ce domaine, il n'est pas de
modèle, il n'est que des questions à poser et surtout à comprendre
si l'on ne veut pas se tromper de réponse. Tout au plus peut-on
savoir, par exemple, que l'espoir de voir la démocratie
représentative, et le suffrage universel qui l'accompagne, aplanir
le chemin pour une transformation sociale, ou servir de recours pour
éviter le pire, s'est révélé le pire des leurres, alors même
qu'il semble aujourd'hui recueillir les suffrages de certains milieux
anarchistes. De ce point de vue, il faut revenir aux œuvres
de Rosa Luxemburg, de Marx ou de Georges Sorel et de quelques autres
pour tirer de leurs expériences et de leurs destins une leçon
qu'ils ne surent pas clairement nous exposer, parce qu'ils étaient
eux-mêmes confrontés à une autre histoire.
Quels éléments de réflexion
apportent-ils sur ce qui reste la question de vie ou de mort de la
Révolution, à savoir le rapport dialectique qu'elle entretient avec
notre Thermidor : on peut critiquer le capitalisme pour le réformer,
il y a des chercheurs, des instituts et des partis pour cela, mais
toucher au capital n'entre point dans leurs programmes de recherche
et doit même en être proscrit. Georges Sorel pensait qu'une fois
passée telle conjonction bien particulière entre le développement
du capitalisme et la lutte des classes, l'espoir en une révolution
sociale pouvait être renvoyé aux calendes grecques. Mais c'est Rosa
Luxemburg qui nous a donné la clef de cette éclipse de la
révolution à laquelle nous assistons, en même temps qu'elle
montrait que le déterminisme économique ne s'entend pas sans la
seule liberté sociale concevable, celle que la lutte des
classes introduit dans l'histoire : « Le régime capitaliste a ceci
de particulier, que tous les éléments de la société future, en se
développant, au lieu de s'orienter vers le socialisme, s'en
éloignent au contraire. La production revêt de plus en plus un
caractère social. Mais comment se traduit ce caractère social ? Il
prend la forme de la grande entreprise, de la société par actions,
du cartel, au sein desquels les antagonismes capitalistes,
l'exploitation, l'oppression de la force de travail, s'exaspèrent à
l'extrêmexxvii.
A part quelques généralités
sans grande portée critique, Gustav Landauer reste muet sur ce qui
permet de comprendre pourquoi il est encore minuit en ce début de
siècle alors que tout y parle de subversion et que l'anarchie s'y
porte bien. Le Manifeste communiste expose le principe de
cette involution : tout ce qui ne se fera pas dans le cadre d'une
transformation sociale maîtrisée par l'intervention d'une classe
révolutionnaire consciente des objectifs à atteindre et des
convulsions sociales auxquelles il convient d'échapper, tout sera
accompli de manière anarchique, sous l'empire d'une nécessité dont
un des traits est de toujours aggraver les maux qu'elle prétend
prévenir. Distinction de sexe et d'âge, famille, travail des
enfants, rapport homme-femme, patrie, nationalité, rapport
ville-campagne — le Manifeste égrène tous les domaines
dans lesquels les communistes étaient accusés de vouloir introduire
un nivellement réducteur sous couvert d'égalité. Jetons un coup
d’œil autour de nous : propriété privée, concentration, marché
mondial, uniformité de la production industrielle et conditions de
vie qui en résultent — tout s'est accompli, mais par le jeu
aveugle des rapports de production capitalistes de sorte que la
barbarie réapparaît au sein de la civilisation sous une forme
nouvelle. La barbarie lépreuse se présente sous le masque du
progrès et de la subversion.
Car l'histoire des idées, que
démontre-t-elle et en quoi consiste la nouveauté ? Une catégorie
d'intellectuels est apparue, qui a exhumé du fonds de la culture
révolutionnaire les idées susceptibles de légitimer cette
évolution. Landauer ou Marx, Louise Michel ou Rosa Luxemburg, tous
ont payé leur tribut à ce socialisme des intellectuels, mais leurs
œuvres se prêtent plus ou moins à cette métamorphose radicale qui
les incorpore dans le système même de la reproduction culturelle.
Que reste-t-il de leurs idées après ce passage parmi les modernes
réducteurs de têtes ? C'est la seule question qui permette
aujourd'hui de penser Thermidor et de comprendre ce que nous dit
encore l’œuvre de Landauer.
*
Nous voulons associer la mémoire
de Gustav Landauer à celle d'Erich Mühsam, qui écrivit en mai 1919
« L'homme révolutionnaire Gustav Landauer », moins pour leur
rendre un hommage bien inutile que pour les libérer d'une certaine
postérité, et montrer en quoi le destin de ces deux anarchistes,
que liait une inspiration commune, nous parle encore de « la
révolution ». En quoi précisément ? Leur sort nous livre en
quelque sorte le raccourci des tragédies du XXème siècle, et un
enseignement sur les formes de répression et de régression qui nous
guettent. Gustav Landauer fut la victime, comme Rosa Luxemburg, de la
soldatesque que Gustav Noske, le « chien sanguinaire », gérant
honnête de la social-démocratie allemande, avait armée contre les
révolutionnaires.
Erich Mühsam, rescapé de la
première vague de terreur, devait périr dans un camp ouvert par les
nazis, forme ultime de la contre-révolution commencée en 1918 avec
l'alliance entre les socialistes de l'empereur et le GQG de ce qui
deviendra sous leur impulsion la Reichswehr. Les nazis, qui
travaillaient cette fois sous leur propre uniforme et pour leur
propre compte, ne firent qu'achever l’œuvre de la
social-démocratie. N'avait-elle pas voté, à la quasi-unanimité,
les crédits pour la Première Guerre mondiale, prélude à tous les
massacres qui ont ensanglanté ensuite le continent européen et le
monde ? Et signé avec le sang des spartakistes l'acte de naissance
de la république de Weimar ? La social-démocratie, son appareil à
tout le moins, a rempli sa tâche, en toute légalité, Hitler
poursuivit la sienne, avec l'onction des urnes qu'il rejeta ensuite
d'un coup de botte méprisant. Le pouvoir dans les deux cas était au
bout du bulletin de vote, et si parler de peste brune peut avoir
aujourd'hui un sens pédagogique, encore faut-il filer la métaphore
et rappeler que les bacilles en furent semés par d'autres hommes,
qui s'ils n'allèrent pas jusqu'au bout préparèrent le terrain pour
l'épidémie.
L’œuvre de Landauer et celle
de Mühsam comme leur fin tragique nous rappellent que les chaînes
de l'esclavage se rattachent à deux piliers, à gauche et à droite.
Qui l'ignore ne peut comprendre pourquoi aujourd'hui le régime
totalitaire, dit par antiphrase communiste, s'est changé si
facilement en son « contraire » ; et pourquoi hier le nazisme a
trouvé si facilement dans le régime parlementaire ses points
d'appui et le levier qui lui a permis de faire basculer le pouvoir.
Peut-être faudrait-il parler d'un lien de classes et des rapports de
domination et d'exploitation plutôt que d'un lien de servitude
volontaire ?
La « topie » de notre temps,
c'est de ne voir dans l'un, l'État total, que ce qui l'oppose à
l'autre, la démocratie représentative, et de faire en sorte que
rien de ce qui les rattache l'un à l'autre n'apparaisse plus au
grand jour. Que nous dit dans ce domaine l'idée de Landauer sur
l'histoire comme spécialité destinée à distordre les rapports de
causalité pour les faire correspondre à la réalité aliénée ?
Elle aide à rétablir la véritable filiation entre les «
socialistes de l'empereur » et les nationaux-socialistes, deux
enfants naturels du siècle, élèves d'écoles différentes, certes,
mais instruments dociles d'une même nécessité : briser le
mouvement ouvrier, alors menaçant, et éradiquer tous les meneurs, à
commencer par ceux qui défendent un marxisme entaché du péché de
« révolution ».
Mission accomplie par la
social-démocratie qui a ouvert ici une brèche au nazisme ! Car
Thermidor est une totalité souvent composée de fragments dont on
n'aperçoit la cohérence dans l'ensemble qu'une fois la tâche menée
à bien. C'est à des « pécheurs » comme Gustav Landauer, qui
aimait dans la révolution la vertu cardinale qui élève les
esprits, que semble répondre la profession de foi d'Ebert, grand
ordonnateur avec Gustav Noske, son âme damnée, de la
Saint-Barthélemy des révolutionnaires : Je hais la révolution
sociale comme le péché, aurait-il dit au prince-chancelier Max de
Bade aux premières heures de la débâcle, avant de se mettre aux
ordres du GQG.
Ebert-Noske-Scheidemann —
c'est le premier maillon d'une chaîne de causalités qui nous mène
à Hitler. Certes, bien qu'ils aient largement ouvert la route à cet
anticommuniste primaire, secondaire et totalitaire, les dirigeants
sociaux-démocrates ne furent pas épargnés le moment venu. Mais que
le minotaure, qui ne fait pas dans la nuance, ait dévoré nombre de
ceux qui lui amenèrent ses proies à demeure témoigne tout au plus
de son aveugle voracité et non de l'innocence de ces sacrificateurs,
eux-mêmes créatures dociles du système de production qu'ils ont
accepté de servir.
Et qu'ils servent toujours avec
la même ferveur, comme s'en vantent les héritiers qui, après
s'être fort opportunément débarrassés du marxisme, se sont
naturellement convertis à l'ébertisme. Tout pouvoir moderne ne
procède-t-il pas de ce même acte d'allégeance qu'Ebert fit au
chancelier du Reich, en bon représentant de l'ordre social ? En
témoigne Franz Müntefering, alors président du SPD, qui, invité à
prononcer le discours inaugural à l'occasion de la réouverture de
la Karl-Marx-Haus à Trèves, rendit un hommage appuyé à son
véritable prédécesseur et inspirateur en des termes sans équivoque
: « Que ce soit la Fondation
Friedrich Ebert qui gère ce musée et ce centre d'études est un
argument supplémentaire. Car Friedrich Ebert, le démocrate et
social-démocrate, qui a misé sur la force créatrice de l'État et
non sur la révolution et l'anarchie [der auf diegestaltende Kraft
des Staates setze und nicht auf die Revolution und Anarchie], qui
a cru en la force des réformes, m'est beaucoup plus proche que le
philosophe Marxxxviii
». Notre bureaucrate couleur du temps pouvait-il rendre plus grand
hommage au « philosophe Marx » ! On le voit, sur ce plan au moins,
Marx occupe désormais avec Landauer la même place dans la mémoire
de la contre-révolution, ce haut lieu de la culture
sociale-démocrate que hantent désormais tous les instruments
dociles de cette force créatrice de l'État qui a imprimé sa marque
sur toutes les épopées sanglantes de l'histoire.
Tel est le point aveugle de
l'histoire, caché aux yeux du commun des mortels par ceux qui ne
sauraient laisser regarder la vérité en face sans être eux-mêmes
aveuglés. « La révolution » est en premier lieu le dévoilement
de ce secret et la démocratie le couvercle qui le dérobe à notre
vue. Et que soulèvent, chacun à leur manière, Marx et Landauer
enfin réconciliés par la même infortune : celle d'être reconnus
pour ce qu'ils ne furent point et pour ce qu'ils auraient refusé
d'être s'ils avaient pu voir ce qu'on risquait de faire d'eux.
Ainsi nous ouvrent-ils la voie
qu'il nous faut emprunter pour redonner un sens au mot « révolution
» : apprendre à rompre, comme certains tournèrent hier le dos au
marxisme, avec tout le fatras « libertaire » qui fait de la
Subversion un des services publics les mieux fréquentés de la
culture, et de la mémoire des avant-gardes le lieu de passage obligé
de tous les nouveaux conformismes. La rébellion contre l'ordre moral
ne trouve rien à redire à ce qui conforte l'ordre social en lui
fournissant l'argument sans réplique : le « droit de vote », clef
de voûte de l'esprit thermidorien car, en dernière analyse, il
réduit le système démocratique au droit que possèdent les masses
d'élire, à des périodes déterminées, des chefs auxquels elles
doivent dans l'intervalle une obéissance absolue au nom même du
principe qui était censé fonder leur liberté.
LA RÉVOLUTION ET LA MORT
Il n'était pas dans notre
intention de suivre ici Gustav Landauer dans sa vie et dans tous ses
combats. L'ouvrage d'Eugene Lunn offre dans ce domaine la meilleure
introduction qui soit. Nous avons voulu simplement dégager de cet
écrit, La Révolution, ce qui nous paraît en être l'idée
principale pour la confronter avec ce qu'elle est devenue dans notre
société, et pour montrer comment, sans même qu'il soit besoin de
s'y référer, elle est restée gravée dans les esprits, pour le
meilleur et pour le pire. Aussi nous sommes-nous efforcé d'éclairer
le meilleur pour bien comprendre en quoi peut consister aujourd'hui
le pire, et pourquoi ce pire contredit l'esprit et la forme de
ce que nous enseigne Landauer. C'est la spécificité de la
contre révolution actuelle que des rapprochements qui défient
l'imagination passent pour aller de soi : Marx ou Spinoza, la
Révolution surréaliste ou Gustav Landauer, nul n'échappe à la
règle, à ce que Constantin Brunner appelait « le scandale du
siècle : l'enterrement du vivant par les morts ».
On ne peut parler de Gustav
Landauer sans dire un mot de sa fin qui est comme le couronnement
tragique de son rêve utopique, le dernier acte de cette œuvre que
fut son combat pour le socialisme. Nous avons vu que la Révolution
est moins, à ses yeux, un événement, une séquence historique
marquant le basculement d'une certaine histoire, que le principe
spirituel qui unit l'arbre de vie à l'arbre de l'art et qui fait de
la mort une œuvre d'art. Cet esprit de changement radical, il essaie
de l'insuffler dans le mouvement révolutionnaire quand il est porté
un très court instant, avec Erich Mühsam, à un poste de
responsabilité dans la république des conseils de Bavière qui
s'est formée, en réponse à l'assassinat de Kurt Eisner. Les
réformes qu'il rêve d'introduire dans l'organisation de
l'université et les rapports entre enseignants et étudiants peuvent
susciter quelque réserve quand on les réduit à leur principe
élémentaire : le régime de l'instruction et de l'éducation ne
doit obéir qu'au seul esprit de liberté ; « l'enseignement de
l'histoire, cette ennemie de la civilisation, est supprimé ». Ce
n'était à vrai dire qu'une aspiration, et Landauer savait quand il
était besoin mesurer son rêve à la réalité.
Mai 1919. La révolte est noyée
dans le sangxxix.
Gustav Noske, « fasciste » avant la lettre, et fidèle à «
l'idéal militariste qu'il sert » comme à la pensée
contre-révolutionnaire incarnée par la social-démocratie,
félicitera ensuite le commandant de cette armée blanche : la «
discrétion » et l'efficacité avec lesquelles il avait mené la
reprise en mains
étaient en tous points dignes d'éloges.
Gustav Landauer, qui a pourtant
pris ses distances, est rattrapé par la répression. Il est abattu à
coups de crosse avant de recevoir le coup de grâce. « Achevez-moi !
Et dire que vous êtes des hommes ! », aurait-il lancé en défi à
ses bourreaux, avec la certitude de ne pas être épargné.
Le principe de vie de la
Révolution était mort. Landauer ne pouvait lui survivre, et sans
doute ne le voulait-il pas. Il l'avait écrit dans La Révolution
: sans cette « régénération positive, nous ne pourrions pas
continuer à vivre et il nous faudrait sombrer » !
« La barque de l'amour s'est
brisée contre la vie courante. »
Quelques années plus tard,
c'était au tour du poète russe Vladimir Maïakovski de parler de
naufrage à la veille de son suicide. Il avait lui aussi placé tous
ses espoirs dans la révolution, celle d'Octobre en
l'occurrence, et l'horloge qui bientôt allait marquer minuit dans ce
siècle lui annonçait qu'il était temps de prendre le large.
Notes:
i
Sur le rapport critique de Martin Buber et
de Gustav Landauer à la pensée de Marx, voir Avraham Yassour, «
Martin Buber. Critic of Karl Marx », Études
de marxologie, n° 3o-31, juin-juillet
1994, p. 181-198 ; « Gustav Landauer. The Man, the Jew and the
Anarchist » (texte polycopié). Congrès international sur P.
Kropotkine, 1992 (p. 1-53). Le messianisme romantique de Landauer a
également attiré l'attention du chercheur Michael Lôwy.
ii
Eugene Lunn, Prophet
of Community. The Romantic Socialism of Gustav Landauer, University
of California Press, Berkeley-Los Angeles-London, 1973.
ivK.
Marx, Philosophie, Paris, Gallimard, Folio essais, 1996, p.
326.
vK.
Marx, La Question juive (1843), Œuvres III,
Philosophie, Paris, Gallimard, Bibliothèque
de la Pléiade, 1982, p. 371.
viVoir
K. Marx, Critique de la philosophie politique
de Hegel (1843), op. cit., et notamment tout
ce qui concerne la société civile et l'État.
viiAugustin
Thierry, Œuvres, VII,
Récits des temps mérovingiens, précédés
de Considérations sur l'histoire de France, Paris,
Garnier frères, 1840, p. 113 sq.
viii
Sur le rapport Landauer-Marx, voir la thèse d'Eugene
Lunn, et notamment les pages 59-74 et 200-209. Gustav Landauer,
Aufruf zum Sozialismus (1911),
Berlin, 1919.
ixIbid.
xLe
texte de Pierre Leroux, paru dans la Revue
sociale d'août-septembre 1847, a été
repris dans l'édition conçue et réalisée par Miguel Abensour :
Étienne de La Boétie, Le Discours de la
servitude volontaire, Paris, Payot, 1976.
Les pages que Landauer a consacrées au texte de La Boétie figurent
également dans cette édition, dans une traduction de Jacques
Laizé.
xi
K. Marx, La Sainte Famille, op.
cit., p. 56o. Voir également notre Notice à
l'ouvrage de Maximilien Rubel, Karl Marx
devant le bonapartisme, in K. Marx, Les
Luttes de classes en France, Paris,
Gallimard, Folio histoire, 1994, p. 601 sq.
xiiiAnnexe
au numéro spécial des Cahiers de discussion
pour le socialisme de conseils, « Conseils
ouvriers et utopie socialiste », Paris, novembre 1968. Voir
également notre article, « Lire Gustav Landauer », Études
de marxologie, n° 57, octobre 1974, p.
1545-1562. Sur de nombreuses questions, nous n'avons pas su alors
établir la distance critique nécessaire pour éclairer les points
aveugles de la réflexion de Landauer et la resituer de manière
adéquate dans son histoire pour en comprendre la place dans notre
histoire. Nous nous efforçons ici de répondre à ce qui était
resté en suspens.
xivK.
Marx, La Question juive, op. cit., p. 359.
xvCité
par Eugene Lunn, op. cit., p. m.
xviC'est
ainsi que pour conforter sa thèse sur Rome, l'hitlérisme et le
judaïsme, Simone Weil ne craint pas de déclarer : « Les hommes de
la Révolution ne se seraient pas laissé si facilement tenter par
la guerre de conquête s'ils n'avaient pas été nourris des
écrivains latins et de Plutarque [...] » (« Quelques réflexions
sur les origines de l'hitlérisme », in Écrits
historiques et politiques, Paris, Gallimard,
1979, p. 54-55). La Révolution et les Hommes réduits à des
abstractions, on peut tout ignorer des luttes qui opposèrent
Robespierre aux Girondins, partisans de la guerre, et ne plus parler
que de Napoléon et de Louis XIV. Ainsi va « la Révolution »
quand elle est détachée de la « matière » historique et des
hommes ordinaires, ce que Marx s'est bien gardé de faire. Simone
Weil a d'ailleurs su rendre à certains hommes de la Révolution ce
qui ne revient pas à d'autres. Ainsi en est-il des lignes qu'elle
consacre à Robespierre dans un « Fragment sur la guerre
révolutionnaire », qui date de fin 1933. « La guerre de 1792 n'a
pas été une guerre révolutionnaire », dit-elle, mais « une
manœuvre de la cour et des Girondins pour briser la Révolution,
manœuvre à laquelle Robespierre, dans son magnifique discours
contre la déclaration de la guerre, tenta vainement de s'opposer »,
discours à mettre en rapport avec celui « qui a immédiatement
précédé sa mort », et qui fait preuve d'une même « étonnante
lucidité ». Un éclairage qui tranche sur la lumière dont les
nouveaux thermidoriens entourent aujourd'hui la Révolution
française, et notamment le rôle de Robespierre (Simone Weil, op.
cit., p. 240-241).
xviiSimone
Weil, « Y a-t-il une doctrine marxiste ? », in Oppression
et Liberté, Paris, Gallimard, 1955, p.
232-233.
xxiiCornelius
Castoriadis, « Les divertisseurs », Le
Nouvel Observateur, 20 juin 5977. - La liste
serait longue des « nouveaux divertisseurs » dont la fonction
consiste à découvrir au bon moment ce que nul ne pouvait ignorer
depuis des décennies. La critique à retardement est aujourd'hui le
passage obligé des représentants de cette feinte-dissidence —
nous en épinglons quelques spécimens dans le Tombeau
pour le repos des avant-gardes — qui n'en
finissent pas d'apporter la preuve de leur présence d'esprit :
rechercher dans les salles des musées les tableaux qu'ils n'y
avaient pas vus la veille. Illumination tardive qui est la meilleure
manière d'occulter les véritables raisons de la cécité partagée
entre les divers courants du Thermidor moderne.
xxivPaul
Mattick, Marx et Keynes. Les limites de
l'économie mixte (1969), Paris, Gallimard,
1972, p. 403 sq.
xxvCornelius
Castoriadis, « Les divertisseurs », op. cit.
xxviMaximilien
Rubel, Marx critique du marxisme. Essais, Paris, Payot, 1974.
Ouvre rééditée en collection de poche (Payot, 2000), préface de
L. Janover, « Maximilien Rubel, une œuvre en trop ».
xxviiRosa
Luxemburg, Réforme sociale ou Révolution (1898), Paris,
François Maspero, 1969, p. 75.
xxviiiDiscours
de Franz Müntefering, 9 juin 2005, disponible sur le site web du
SPD.www.spd.de.
xxixSur
cet épisode sanglant, on lira, avec les précautions que requiert
l'orientation politique de l'auteur, l'ouvrage monumental de Jacques
Benoist-Méchin, Histoire de l'armée allemande, t. 1, « De
l'armée impériale à la Reischswehr (1918-1919) », Paris, Albin
Michel, 1936, p. 301-338. Au-delà de la personnalité de Noske et
d'Ebert, dont il brosse les portraits de main de maître,
Benoist-Méchin dresse un constat d'autant plus accablant sur le
rôle et la responsabilité des chefs de la social-démocratie dans
la contre-révolution en Allemagne qu'il ne cèle pas ses sympathies
pour les défenseurs de l'Ordre. Signalons la brochure, d'esprit
anarchiste, éditée par le groupe Flores-Magon, La République
des conseils de Bavière (1919), Partage noir, sans lieu ni
date.
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